L'Evangile selon Pilate
Comment pouvais-je avoir le sentiment de saisir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ? N’était-ce pas une illusion ? Comment pouvais-je m’attribuer le devoir de parler pour Dieu ? N’était-ce pas de la prétention ?
Je ne reçus jamais de réponses à ces questions. Simplement, au matin du quarantième jour, je fis le pari.
Je fis le pari de croire que mes chutes, lourdes méditations, me conduisaient à Dieu, non à Satan. Je fis le pari de croire que j’avais quelque chose de bien à faire. Je fis le pari de croire en moi.
Je ne savais pas encore que la suite des événements me forcerait à faire un pari encore plus grave, encore plus insensé, le pari qui, cette nuit, en ce jardin, me contraint à attendre ma mort.
Je rejoignis les pèlerins au bord du Jourdain en estimant légitime de parler au nom de la sagesse que j’avais trouvée au fond de mes prières.
André et Syméon m’attendaient au campement.
Lorsque je leur apparus, Syméon s’exclama en souriant, comme pour me tester :
— Qui es-tu ?
— À ton avis ?
— Es-tu envoyé par Dieu ?
— C’est toi qui l’as dit.
Cela nous suffit. Nous nous sommes tombés dans les bras, puis Yohanân le Plongeur me rebaptisa. Il pria André et Syméon, ses disciples préférés, de le quitter pour m’accompagner.
Les temps qui suivirent furent les plus heureux et les plus exaltants de ma vie. Je découvrais avec ivresse les secrets que Dieu avait déposés au fond de mes méditations et je tâchais de les exprimer au jour le jour. Tout à la joie de les apprivoiser, je n’en soupçonnais pas encore les conséquences.
André, Syméon et moi parcourions la Galilée verte, fraîche, fruitée. Nous vivions sans souci du lendemain, dormant à la belle étoile, mangeant ce que notre main saisissait sur les arbres ou ce que d’autres mains nous offraient. Avec Dieu, nous découvrions l’insouciance.
Lorsqu’une question se posait à nous, je m’écartais derrière un figuier ou un rocher et je descendais dans mon puits. J’en revenais toujours, sinon avec la réponse, du moins avec le sentiment qui devait inspirer la réponse.
J’avais retourné les cartes du monde. Les hommes jouaient mal : pensant devoir gagner, ils abattaient les mauvais atouts. La force. Le pouvoir. L’argent. Moi, je n’aimais que les exclus de cette partie stupide, les inadaptés, ceux que le jeu rejetait : les pauvres, les doux, les affligés, les femmes, les persécutés.
Les pauvres devinrent mes frères, mon idéal. Ils ne cherchent pas à se mettre à l’abri du besoin, car ce serait se mettre à l’abri d’eux-mêmes, non, ils aiment tant la vie qu’ils lui font confiance, estimant qu’il y aura toujours un homme qui passera pour jeter une pièce ou un bout de pain. Cette confiance, c’est de l’adoration. André, Syméon et moi, nous devînmes ainsi des errants qui recevaient des aumônes et distribuaient le surplus dans l’heure suivante. Car nous considérions que seule nous appartenait la part qui suffisait à nos besoins ; le reste était du luxe ; nous n’y avions aucun droit.
Il y avait tant de joie dans notre accomplissement que, naturellement, nous attirions de nouveaux jeunes gens et notre groupe s’agrandissait. Au grand scandale de certains, je m’adressais beaucoup aux femmes et je souhaitais qu’elles nous suivent. Car j’avais découvert, en descendant dans le puits d’amour, que les vertus que me donnait Dieu pour me guider n’étaient que des vertus féminines. Mon Père me parlait comme une mère. Il me montrait en exemple ces héroïnes anonymes, celles qui le réalisent, toutes ces donneuses de vie, donneuses d’amour, celles qui baignent les chairs des enfants, apaisent les cris, remplissent les bouches, ces servantes immémoriales dont les gestes apportent le confort, la propreté, le plaisir, ces humbles des humbles, guerrières du quotidien, reines de l’attention, impératrices de la tendresse, qui pansent nos blessures et nos peines. Mais mes disciples, en vrais mâles de la terre d’Israël, avaient du mal à accepter que les femmes pratiquent spontanément ce qui, à eux, leur coûtait tant de peines. Tout en tolérant mes rencontres avec les femmes et leur cohorte qui nous accompagnait, ils continuaient à se méfier d’elles ; sans doute, en cela, se méfiaient-ils aussi de leur désir.
J’observais les puissants, ceux pour qui tous les hommes n’ont pas la même valeur, et je
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