L'Evangile selon Pilate
éviter un châtiment collectif ? Comment épargner les disciples ?
J’avais deux solutions : me rendre ou me faire dénoncer.
Je ne pouvais me rendre. C’était reconnaître la souveraineté du sanhédrin. C’était me soumettre. C’était renier mon chemin.
Aujourd’hui, je réunis donc les douze disciples les plus anciens. Mes mains et mes lèvres tremblaient car moi seul savais que nous étions ensemble pour la dernière fois. Comme tout Juif, en bon chef de maison, je pris le pain, le bénis avec mes prières et l’offris à mes convives. Puis, tout aussi ému, je bénis et distribuai le vin.
— Pensez toujours à moi, à nous, à notre histoire. Pensez à moi dès que vous partagez. Même quand je ne serai plus là, ma chair sera votre pain, mon sang votre breuvage. On est un dès que l’on s’aime.
Ils frémirent, surpris par ce ton.
Je regardai ces hommes rudes, dans la force de l’âge, et j’eus subitement envie d’être tendre avec eux. L’amour jaillissait à gros flots de mon cœur.
— Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Bientôt le monde ne me verra plus. Mais vous, vous me verrez toujours, parce que je vivrai en vous, et vous en vivrez. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.
Certains commencèrent à renifler. Je ne voulais pas que nous nous laissions gagner par l’attendrissement.
— Mes petits enfants, vous pleurerez d’abord, mais votre affliction se changera en joie. La femme, lorsqu’elle enfante, passe par la souffrance, pourtant elle ne se souvient plus de ses douleurs dès qu’un homme nouveau est enfin né dans ce monde.
Puis – et ce fut le plus difficile – je dus mettre en branle mon plan.
— En vérité, je vous le dis, l’un de vous va bientôt me trahir.
Un frisson d’incompréhension les parcourut. Ils se mirent immédiatement à se récrier, à protester.
Seul Yehoûdâh se taisait. Seul Yehoûdâh avait compris. Il devint plus pâle qu’un cierge. Ses yeux noirs me fixèrent.
— Est-ce moi, Yéchoua ?
Il avait saisi l’horreur de ma proposition : me vendre. Je soutins son attention pour lui faire comprendre que je ne pouvais demander qu’à lui, le disciple préféré, ce sacrifice qui précéderait le mien.
Nos regards retombèrent sur la table pendant que le festin reprenait. Ni lui ni moi n’avions la force de parler. Les disciples semblaient déjà avoir oublié l’incident.
Enfin, il se leva et vint près de mon oreille.
— Je sors. Je vais te vendre au sanhédrin. Faire venir les gardes au mont des Oliviers. Te désigner.
Je le contemplai et je lui dis, avec autant d’affection que je le pouvais :
— Merci.
Il se jeta alors contre moi, dépassé par ses émotions, m’agrippant comme si l’on allait nous séparer. Je sentais ses larmes couler silencieusement dans mon cou.
Puis il se reprit et me glissa d’une voix tremblante :
— Le troisième jour, tu reviendras. Mais je ne serai plus là. Et je ne te serrerai pas dans mes bras.
Alors, cette fois-ci, ce fut moi qui le retins. Je chuchotai :
— Yehoûdâh, Yehoûdâh ! Que vas-tu faire ?
— Me pendre.
— Non, Yehoûdâh, je ne veux pas.
— Si tu te fais crucifier, je peux bien me pendre !
— Yehoûdâh, je te pardonne.
— Pas moi !
Et il sortit en bousculant tout le monde.
Les autres disciples, ces bonnes pâtes naïves et tendres, n’avaient naturellement rien saisi de la scène.
Mais ma mère, assise dans un coin sombre, avait tout deviné. Les yeux très blancs, grands ouverts sur l’inquiétude, elle me fixait, m’interrogeait, me pressait de démentir. Comme je ne réagissais pas, elle sut qu’elle avait raison et une plainte de bête traquée s’échappa de sa gorge.
Je vins m’asseoir auprès d’elle. Immédiatement, elle voulut me rassurer, me faire comprendre qu’elle accepterait tout, qu’elle acceptait déjà. Elle me sourit. Je lui souris. Nous sommes restés longtemps ainsi, accrochés au sourire l’un de l’autre.
Je regardais ce visage sur lequel j’avais ouvert les yeux ; demain, je les fermerais aussi devant lui. Je regardais ces lèvres qui m’avaient chanté des berceuses ; je n’en aurais jamais embrassé d’autres. Je regardais cette vieille mère que j’aimais tant et je lui murmurai : « Pardonne-moi. »
Voilà. Je scrute la nuit.
Le ciel brille d’un noir
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