L'Evangile selon Pilate
J’ajoutais simplement que moi, par le puits d’amour, j’avais un accès direct à Dieu. C’était tout de même mieux qu’un livre de seconde main !
— Blasphème ! Blasphème !
— Je ne suis pas venu abolir mais accomplir.
— Blasphème ! Blasphème !
Rapidement, je ne supportai même plus de coucher à Jérusalem. Nous allions séjourner, les disciples et moi, dans le village de Béthanie, chez notre ami Lazare, ou bien, lorsque nous n’avions pas le temps, ici, au mont des Oliviers, hors des remparts.
Chaque matin, je voyais le jour arriver du désert et réveiller les couleurs de Jérusalem, l’ocre des murailles, la blancheur des terrasses, l’or du Temple, le vert sombre des cyprès, les façades des maisons teintées par les hommes, déteintes par les étés. J’avais, quelques instants, l’illusion de dominer la ville qui s’offrait à moi, telle une maquette d’architecte, mais, très vite, elle devenait trop brillante, trop colorée, elle se dressait plus haut, au-dessus de tous, comme une prophétie éblouissante, ou une putain somptueuse.
Alors qu’aucun bruit ne s’élevait encore des places ou des rues, déjà, sur les chemins qui serpentaient vers les remparts, arrivaient les chameliers de Damas, les femmes portant sur leurs têtes des panières de raisins, au bras des roses de Jéricho qu’elles allaient vendre, sous les térébinthes, aux portes de la ville. Tout convergeait déjà vers Jérusalem. Jérusalem était le centre. Jérusalem absorbait tout.
J’ai fui.
J’ai fui la haine des pharisiens, j’ai fui l’arrestation qui se rapprochait, j’ai fui la mort qui me reniflait de sa grosse truffe fulminante. J’avais échappé de justesse à la colère de Ponce Pilate, le préfet de Rome, qui avait perçu comme une menace contre lui mes déclarations sur la fin de l’ordre ancien et l’arrivée du Royaume. Ses espions m’avaient mis sous les yeux une pièce portant son effigie, ou celle de César, je ne sais pas, car ces Romains rasés aux cheveux courts se ressemblent tous.
— Dis-nous, Yéchoua, faut-il bien respecter l’occupant romain ? Est-il juste de lui payer les impôts ?
— Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Je ne suis pas un chef de guerre. Mon Royaume n’a rien à voir avec le sien.
Cela avait soulagé Pilate, mais m’avait aliéné définitivement les zélotes, les partisans de Barabbas, qui n’auraient pas dédaigné de m’utiliser pour soulever la Palestine contre l’occupant romain. J’avais réussi mon parcours : dans tous les corps constitués, je ne comptais plus que des ennemis.
J’avais peur. J’étais de plus en plus nu, avec ma parole désarmée.
Nous sommes repartis nous cacher à la campagne. Je voulais reprendre des forces pour le dernier combat. J’avais besoin de prier la journée puis le soir de partager l’amitié des miens, femmes et hommes, en des repas sans fin. La nuit, je retournais au puits me lover dans cette lumière qui brille au-delà de tous les crépuscules.
Je ne fléchissais pas, non, je ne reculais pas non plus mais je craignais de craindre. J’avais peur de me décevoir. Je redoutais – comme je le redoute ce soir – que le Yéchoua de Nazareth, un fils de charpentier né dans une simple ornière du monde, ne reprenne le dessus, avec sa force, son appétit et son désir de vivre. Parviendrai-je encore au puits d’amour quand on me fouettera ? Quand on me clouera ? Et si la douleur fermait le puits ? Si je n’avais plus qu’une voix, une pauvre voix humaine, pour hurler à l’agonie ?
Yehoûdâh me rassurait.
— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.
Yehoûdâh ne doutait jamais. Je l’écoutais des heures, cette parole confiante arrachée à l’épaisseur de mes incertitudes.
— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.
La Pâque approchait. La fête des Pains azymes me semblait le bon moment pour m’accomplir car tout le peuple d’Israël viendrait prier au Temple. Nous nous dirigeâmes vers Jérusalem.
Sur le chemin, en écartant les malades et les infirmes qui se précipitaient, je refusais de faire des prodiges qui ne parlent qu’aux incrédules et leur fournissent plus matière à jacasser qu’à réfléchir.
À Béthanie, Marthe et Myriam, les sœurs de Lazare, se jetèrent sur moi en pleurant.
— Lazare est mort,
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