L'Evangile selon Pilate
féroce. Le vent m’apporte une odeur de mort, une odeur de cage aux lions.
Dans quelques heures, j’aurai achevé mon pari.
Dans quelques heures, on saura si je suis bien le témoin de mon Père, ou si je n’étais qu’un fou. Un de plus.
La grande preuve, l’unique preuve n’adviendra qu’après ma mort. Si je me trompe, je ne m’en rendrai même pas compte car je flotterai dans le néant, indifférent, inconscient. Si j’ai calculé juste, j’essaierai de ne pas triompher en apportant aux autres la bonne nouvelle car, n’ayant jamais vécu pour moi-même, je ne mourrai pas non plus pour moi-même.
Même si l’on m’assurait ce soir que j’ai tort, je referais le pari.
Pourquoi ?
Si je perds, je ne perds rien.
Mais si je gagne, je gagne tout. Et je nous fais tous gagner.
Mon Dieu, permettez-moi jusqu’au dernier moment de me montrer à la hauteur de mon destin. Que la douleur ne me fasse pas douter !
Allons, je tiendrai bon, je tiendrai ferme. Aucun cri ne m’échappera. Que je suis donc lent à croire ! Comme la nature se montre forte contre la grâce ! Allons, remettons-nous. Ce que je crains n’est rien en regard de ce que j’espère.
Mais voici la troupe qui vient à travers les arbres. Yehoûdâh porte une lanterne et mène les soldats. Il s’approche. Il va me désigner.
J’ai peur.
Je doute.
Je voudrais me sauver.
Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?
L’Évangile selon Pilate
De Pilate à son cher Titus
Je hais Jérusalem. L’air qu’on y respire n’est pas de l’air mais un poison qui rend fou. Tout devient excessif dans ce dédale de rues qui ne sont pas conçues pour se diriger mais pour se perdre, sur ces chaussées où l’on se cogne au lieu de circuler, parmi ce fracas de langues qui arrivent de tout l’Orient et qu’on ne parle que pour ne pas s’entendre. On crie trop dehors, on chuchote trop dedans. On ne respecte l’ordre romain que parce qu’on l’exècre. La ville pue l’hypocrisie et les passions contenues. Même le soleil, au-dessus de ces remparts, a des airs de traître. Tu ne peux pas croire que c’est le même astre qui brille sur Rome et rôde sur Jérusalem. Celui de Rome produit de la lumière, celui de Jérusalem attise l’ombre : il crée des coins où l’on complote, des allées où les voleurs s’enfuient, des temples où le Romain n’est pas autorisé à poser le pied. Un soleil qui éclaire contre un soleil qui obscurcit, voilà ce que j’ai troqué lorsque j’ai accepté d’être le préfet de Judée.
Je hais Jérusalem. Mais il y a quelque chose que je hais davantage : c’est Jérusalem pendant la Pâque.
Durant trois jours je ne t’ai pas écrit parce que je ne pouvais pas relâcher un instant ma vigilance. Les fêtes des Pains sans levain avivent toujours mes nerfs, mes hommes sur la brèche : j’ai dû doubler mes effectifs, organiser des rondes permanentes, relayer constamment mes espions, presser mes mouchards comme des oranges, accroître ma surveillance. Si Israël veut mettre Rome en danger, il le peut pendant ces trois jours de la Pâque. La ville s’engorge, s’épaissit, multipliant par cinq sa population de Juifs qui viennent adorer leur dieu unique au Temple. La nuit, ceux qui ne trouvent pas de place dans les auberges campent sous les remparts ou garnissent les collines avoisinantes de leurs corps étendus à la belle étoile. Le jour, leur religion exige des sacrifices et transforme Jérusalem en un immense marché aux bestiaux doublé d’un abattoir ; ce sont des milliers d’animaux qui hurlent dans l’attente puis dans l’agonie ; des fleuves de sang qui durcissent et s’épaississent dans les rues ; des peaux, des poils, des plumes qu’on récupère, qui puent, qui sèchent ; des colonnes de fumée qui envahissent les rues, poissent les murs. Cette entêtante odeur de graisse brûlée peut faire croire que toute la ville elle-même rôtit sur un brasier, offerte en sacrifice à ce dieu goulu. Je ne descends pas, cette semaine-là, de ma terrasse et je regarde, dégoûté, Jérusalem se débattre, j’entends les cris des guides montant des ruelles engorgées, qui hèlent les pèlerins pour leur faire visiter les tombeaux des prophètes, çà et là percent les bêlements grêles des agneaux, les sifflements des prostituées sous les porches, et j’entrevois soudain, comme l’éclat d’argent d’un goujon, glissant au milieu de la foule, un de ces voleurs nus qui, le
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