L'Evangile selon Pilate
moments, voulant prôner l’humanité, je ne pouvais m’empêcher, en passant devant les bigotes qui allumaient minutieusement leur candélabre pour la fête des Tabernacles, de leur crier : « Je suis la lumière et moi seul ! » Ensuite je me le reprochais et ma mère, rassurante, au milieu de la nuit, me prenant tout contre elle, appelait cet excès la fatigue de l’espérance.
À Jérusalem, je me cognai d’abord à des murailles de mépris. Aux quelques hommes sages, comme Nicodème ou Yoseph d’Arimathie, qui s’intéressèrent à moi, les pharisiens et les membres du sanhédrin clouèrent le bec en ironisant : « Vous ne vous attendez tout de même pas à ce qu’un prophète nous vienne de Galilée ! » J’ai pensé échouer.
Après six mois, j’ai obtenu qu’ils ne ricanent plus. Maintenant, ils crachent, ils tempêtent, ils écument. Je suis arrivé à exister puisque, ce soir, ils vont me tuer.
Jérusalem…
Jérusalem qui me fascine et que j’ai tant de mal à aimer… Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés. Combien de fois j’ai voulu rassembler tes petits à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ! Mais tu as refusé.
Jérusalem, tout ce qui en toi provoque la fierté de n’importe quel Juif, je n’arrive pas à l’apprécier.
Lorsqu’on a voulu me faire admirer le Temple reconstruit, m’extasier devant les lourdes portes de cèdre doré, les grenades, les lis et les feuillages sculptés d’où pendent des voiles de lin chargés de fleurs pourpres et d’hyacinthes écarlates, retenus par des chérubins en or massif, j’ai simplement songé : faut-il qu’une chose soit exagérée pour être belle ? Lorsqu’on m’a vanté l’organisation des sacrifices, lorsque j’ai découvert, dans un fumet de merdes, au milieu du sang caillé, des tripes et des boyaux noirâtres, les troupeaux de bœufs et brebis qu’on proposait aux riches, les colombes pour les pauvres, ces enclos quadrillés de changeurs de monnaie au sourire en tiroir, j’ai saisi un fouet et j’ai renversé tous les étals. « Enlevez-moi cela ! La maison de mon Père ne peut devenir une maison de trafic ! » Je frappai le sol avec fureur et, en un instant, je ne fus plus entouré que de culs, les culs des bêtes affolées, les culs des lâches qui s’enfuyaient. La ville est sale, avare, capricieuse, méprisante. Les portes et les façades ne cachent pas grand-chose. L’apparence règne, la richesse s’étale, le culte lui-même doit être somptueux. Chacun épie chacun, rivalise en puissance avec l’autre. En revanche le cœur se tait, la naïveté passe pour ridicule, l’humilité pour suicidaire. Ses habitants ne souhaitent pas écouter un balourd de Galilée qui prône la pauvreté alors que mes disciples de Tibériade n’avaient rien à perdre qu’une vieille barque et des filets reprisés ; est-ce cela, ajouté à la vie simple des champs, qui leur a laissé les oreilles près du cœur ?
Je n’obtins aucun succès à Jérusalem, pas même de curiosité. Ma seule réussite consista à me faire détester chaque jour davantage des prêtres, docteurs de la Loi, saducéens et pharisiens. Plus optimistes que moi, ils craignaient que je ne touche le peuple par une autre façon de parler à Dieu. Ils se sentaient en danger. Ils commencèrent à planifier ma perte. Dans leurs esprits, je suis déjà lapidé depuis plusieurs mois.
Combien ai-je passé d’heures à vouloir les convaincre ! À défendre la religion du cœur contre la religion des textes ! Je leur expliquais qu’elles ne s’excluaient pas puisque l’une, celle du cœur, inspirait l’autre. Pédants, ergoteurs, docteurs, ils me faisaient recommencer sans fin, ils me forçaient à devenir juriste, exégète, théologien, à m’enfoncer dans des controverses de droit canon où, forcément, je me montrais inférieur car je n’ai comme guide que ma lumière. À reprendre cent fois la même discussion, j’en venais à douter que nous parlions bien de la même chose : Dieu. Eux protégeaient des institutions, des traditions, leur pouvoir. Moi je ne parlais que de Dieu, les mains vides. Je reconnaissais que Dieu avait communiqué avec tous nos prophètes ; que son esprit s’était déposé dans nos livres et nos lois ; que le Temple, la synagogue, l’école biblique sont pour la majorité des mortels la principale voie d’accès à la Révélation.
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