L'Evangile selon Pilate
corps enduit d’huile, échappe à tous ses poursuivants en ne laissant derrière lui que des bourses vides et un sillage d’insultes.
Comme chaque année, j’ai tout craint pendant ces trois jours. Mais comme chaque année, j’ai maîtrisé la situation. Tout s’est bien passé. Pas d’incidents majeurs. Pour maintenir l’ordre, nous n’avons dû procéder qu’à quinze arrestations et trois crucifixions. La routine.
Je vais donc pouvoir repartir apaisé à Césarée, une ville moderne, romaine, carrée, qui sent bon le cuir et la caserne. Là, dans ma citadelle, j’arrive parfois à oublier l’inquiétude qui m’étreint depuis mon arrivée en Palestine. Le jour pointant au moment où je finis cette lettre, mon cher frère, dimanche commence, je vais faire préparer les bagages. Comme d’habitude, j’aurai traversé la nuit en t’écrivant.
La Judée m’a fait perdre le sommeil depuis longtemps mais ces nuits arides ont rendu possible, mon frère, notre correspondance.
Je te tends la main depuis la Palestine jusqu’à Rome. Pardonne comme toujours la rusticité de mon style et porte-toi bien.
De Pilate à son cher Titus
— Le corps a disparu !
J’étais en train de rouler la lettre que je t’adressais hier lorsque le centurion Burrus vint m’apporter cette nouvelle ahurissante :
— Le corps a disparu !
J’ai tout de suite compris qu’il me parlait du magicien de Nazareth, et tout de suite entrevu l’épaisseur des emmerdements qui m’attendaient si nous ne retrouvions pas immédiatement le cadavre.
Laisse-moi t’exposer en quelques mots l’affaire du magicien.
Depuis quelques années, un certain Yéchoua, un rabbin contestataire, fait parler de lui en Judée. Au départ, l’homme n’avait pas grand-chose pour lui : un physique passe-partout, un accent de bouseux galiléen, et surtout, il venait de Nazareth, le trou-du-cul du monde. Normalement cela aurait dû suffire à l’empêcher de devenir populaire ; mais ses discours toujours un peu mystérieux et décalés, ses phrases à l’emporte-pièce, ses fables orientales tantôt douces tantôt violentes, son attitude complaisante avec les femmes, bref, en un mot, sa bizarrerie, lui a gagné des suffrages. Très vite, dès qu’il a entamé des marches à travers la Palestine, j’ai envoyé des espions. Ils m’ont écrit que l’homme leur semblait inoffensif, qu’il ne se préoccupait que de questions religieuses et que ses ennemis, à l’entendre, étaient davantage le clergé officiel juif que l’occupant romain. Mes rapporteurs en étaient même surpris.
Par méfiance, j’ai solidement fait infiltrer le groupe de disciples qui grossissait toujours près de lui, comme s’il les nourrissait de paroles, afin de savoir où tout cela menait…
Car ici les sectes cachent souvent un propos politique. Depuis que Rome a imposé son ordre, ses troupes, son administration, et bien qu’elle ait laissé aux indigènes la liberté de suivre librement leurs cultes, l’enthousiasme religieux est devenu l’autre nom du nationalisme, le refuge sacré où s’élabore la résistance à César. Je soupçonne certains Juifs de s’affirmer juifs pour signifier seulement : je suis contre Rome. Les pharisiens, et même les saducéens que pourtant je contrôle, n’adorent leur dieu unique que pour mieux détester les nôtres et tout ce qui vient de nous. Quant aux zélotes, ennemis déclarés de César, ennemis de quiconque collabore avec César, ils sont de redoutables fanatiques, des brigands qui ne respectent aucune loi, même pas la leur, qui traitent d’impie tout ce qu’ils réprouvent et qui seraient capables, si je n’y prenais garde, de faire vaciller notre occupation, voire, dans un spasme de barbarie supplémentaire, de détruire leur pays. J’ai donc voulu déterminer qui ce Yéchoua allait rejoindre, des zélotes, des pharisiens, des saducéens, ou bien, s’il était vraiment aussi naïvement religieux que mes espions me l’affirmaient, quel groupe allait récupérer sa notoriété pour s’en servir comme levier contre moi. À ma grande surprise, rien de tout cela n’advint. Le magicien ne réussit qu’à se mettre tout le monde à dos. Les zélotes le haïssaient depuis qu’il avait justifié la présence de l’impôt romain en disant qu’« il faut rendre à César ce qui est à César » ; les pharisiens le prirent en flagrant délit de transgression de leur Loi puisque le magicien méprisait
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