L'expédition

ton :
    — Êtes-vous armés, mes jolis ?
    — Certes oui, monseigneur, chevrota l’un, j’ai mon couteau. Il est si bien aiguisé qu’il trancherait le cou d’un canard sans que la tête tombe.
    — J’ai ma serpe, glapit l’autre.
    Il s’acharna en vain à la délier de sa ceinture, bien que Golairan l’ait prestement défait de la torche qui l’encombrait. Voyant ces pauvres diables embarrassés et farauds :
    — Où suis-je donc tombé ? dit Pierre à voix grognonne. Me voilà gouverneur de saltimbanques.
    — Tais-toi, j’aime ces gens, lui répondit Jourdain. Ils sont simples. Un jour, si Dieu le veut, je serai leur semblable.
    Une humble exaltation le prit, qui le fit rire. Pierre rit aussi, tourna bride et s’en revint raffermir les courages parmi ses hommes. Golairan grimpa sur sa mule, scruta devant lui l’obscurité, le flambeau tremblant à bout de bras, et pour lui seul se mit à geindre en litanie peureuse que ce travail d’écervelé ne lui disait plus rien qui vaille, mais qu’il était grand temps, mille dieux, d’y aller. Comme la troupe s’engageait à sa suite, dans la confusion des piétinements Jourdain entendit derrière lui son frère d’armes posté au coin de la voûte obscure exciter les bêtes à grands claquements de gantelet sur les croupes tandis qu’il répétait aux cavaliers, en étouffant sa voix joyeusement teigneuse :
    — Je veux la tête de Guillaume Arnaud, mes braves, sa tête proprement tranchée, mes coquins, dans un sac à reliques !
    Ces paroles bientôt se perdirent, submergées par le bruit des sabots sur le pavement de l’espace désert où déboucha la troupe. Là étaient un vieux puits à la margelle basse, des granges, des charrettes, un âne qui broutait des herbes de muraille, et le long du rempart un chemin broussailleux. Jourdain les yeux à demi clos se plut à goûter, le temps d’un miracle imperceptible, la tranquillité sans mesure de cette place immobile dans l’or lunaire. Avidement il respira le parfum de foin qui venait d’un portail béant. Il vit une étoile, plus jubilante que toutes. Sa lumière lui traversa l’esprit, et sans qu’il y ait un instant pensé l’évidente certitude l’envahit qu’il n’aurait plus, demain, ni compagnon ni demeure. Il s’en trouva infiniment allégé. Golairan pencha la torche entre deux pigeonniers décrépits pour lui désigner la ruelle qui montait au donjon. Tous s’y enfoncèrent.
    Elle était tant étroite que les façades contraires semblaient jointes dans l’ombre proche. Comme la flamme brandie creusait son chemin dans le noir entre les avancées des toits, les enseignes marchandes, les encorbellements et les torchis bosselés, Jourdain pensa que sans nul doute le ferraillement des armes et le fracas de la cavalcade résonnaient dans les maisons jusqu’au plus profond des chambres, réduits, greniers et trous à rats, et qu’à l’instant même probablement hommes et femmes se dressaient hors de leurs édredons de paille, les yeux ouverts dans le noir, se disant d’aller voir sans oser faire un geste, tandis que leurs marmots couraient aux fentes des lucarnes. Il regarda les volets clos, espéra un entrebâillement, une figure dans un rayon de lampe. Il ne vit rien que bois aveugle. Un battant grinça dans un renfoncement. Des relents épais l’assaillirent, cuirs et fumées, vieilles soupes, pissats d’étable. Des chats fuirent devant les montures, et des volailles pépiantes dans de brusques battements d’ailes. Les juges terribles qui n’entendaient pas venir la mort derrière les portes ferrées du donjon lui parurent tout à coup plus ignorants et fragiles que des personnages de songe. La lueur de la torche effleura un Christ de carrefour. Un travers de vent échevela la flamme. Jourdain d’un signe appela Thomas l’Écuyer qui chevauchait à sa suite. Il le vit presque aussitôt accolé à son étrier, tout frémissant et pâle, et l’œil fixé au loin comme s’il redoutait dans la paix du village de voir surgir des monstres. Il sourit des yeux à ce visage enfantin fasciné par la nuit. Il lui dit :
    — Tu garderas les chevaux à la poterne. Je ne veux pas de toi dans la chambre des clercs.
    — Suis-je donc trop chétif pour égorger des moines endormis ? demanda le garçon, autant rageur que mal assuré.
    Des hommes apparurent le long des façades, comme sortis des murs, et se mirent à courir au-devant des cavaliers, se retournant sans