L'expédition
plongèrent ensemble leurs mains dans le seau d’eau fraîche posé sur la margelle, burent, s’aspergèrent longuement. D’Alfaro, le visage ruisselant, la langue gourmande de gouttelettes, les yeux tout à coup baignés de lumières d’enfance regarda s’ébrouer son compagnon avec un émerveillement naïf de petit frère, puis il demanda :
— Reviendrez-vous me voir ?
— Peut-être, si je vis.
— Je vous aiderai encore, par pur plaisir. Saluez donc pour moi Pierre de Mirepoix, et dites-lui que je suis un homme digne de confiance, bien que je n’aie aucun souci de ces hérétiques qu’il veut sauver du feu.
— Qui donc trahirez-vous quand je serai parti ? dit plaisamment Jourdain.
D’Alfaro grimaça :
— Mes diables.
Et désignant la sainte table tirée à force de cordes sur des rondins pentus :
— Sans doute aussi leur dieu.
Ils rirent, s’étreignirent avec force, et Jacques d’Alfaro revint vers le donjon d’où son serviteur nain venait à sa rencontre en parlant d’habits neufs pour la messe funèbre, et de couleur de bottes, et de colliers précieux.
Jourdain s’en fut, tirant son cheval par la bride. Partout étaient tendues des bannières de deuil au travers des ruelles, mais les gens rencontrés étaient vêtus en fête et semblaient excités par les fastes promis. Il chemina jusqu’à l’abreuvoir de l’église parmi les sergents et les palefreniers qui menaient leurs chevaux boire, s’assit au bord de l’auge longue, vit bientôt apparaître sur le chemin du cimetière tout à coup gonflé de poussière l’attelage de l’évêque avec son escorte de moines à dos de mule et de cavaliers aux piques ornées de fanions. La troupe déferla en grand tumulte sur la place. À trois pas de Jourdain s’arrêta la voiture. La vieille figure lunaire de monseigneur du Falgar se pencha au-dehors, ses yeux clignèrent au soleil, sa bouche épaisse se tordit. Il sembla un moment craintif, presque perdu, tandis qu’il scrutait l’alentour, cherchant quelqu’un parmi les gens de sa suite qui allaient et venaient sur la place. Un moine presque enfant accourut en traînant un escabeau et s’offrit à son aide avec un enjouement excessif. L’autre risqua un pas au marchepied, pesta, le souffle court, contre l’incommodité du voyage, laissa aller son corps perclus sur l’épaule fluette qui le soutenait à grand-peine. Jourdain, secrètement allègre, les regarda ployer et grincer pesamment, les jugea en danger de s’effondrer ensemble, vint à eux, empoigna le bras du prélat. Le moinillon, riant à voix aiguë, lui fit mille saluts délivrés. Son maître enfin posé sur le sol ferme s’épongea front et nuque, marmonna des mercis, puis dit à l’homme grand qui l’avait secouru :
— Quel est ton nom, mon fils ?
— Qu’importe, monseigneur, je ne suis qu’un passant, lui répondit Jourdain.
Monseigneur du Falgar le toisa, sourit des lèvres, point des yeux qui se firent semblables à l’eau dormante, aussi paisibles qu’elle, aussi froids et luisants, aussi imperturbables. Un éclat d’ironie enfin les traversa. Il tapota la joue de cet inconnu sévère et mélancolique qui s’obstinait étrangement à soutenir son regard, revint à ses ronchonnements de faux exténué et s’éloigna vers l’église au bras du jeune moine.
Comme sonnait le glas de la messe des morts, Jourdain sortit d’Avignonet par une poterne de jardin où il ne rencontra qu’un couple d’adolescents prompt à dissimuler sa demi-nudité dans les hautes herbes qui bruissaient le long du rempart. Il chevaucha sans hâte par les sentiers pierreux, avide de goûter, seul enfin aussi loin que portait son regard, à l’enivrante liberté des chemins. Jeanne était au hameau où Pierre de Mirepoix avait tenu sa bande de routiers dans l’abri crépusculaire d’une vieille grange, avant d’aller tuer. Il aperçut bientôt au-dessus de sa tête ses toits bas presque enfouis à la lisière de la forêt qui ondulait en longue écharpe sur la crête de la colline. Il se souvint de la mère folle qui vivait dans ce lieu perdu. À peine ce soir-là l’avait-il entrevue, tandis que dans la nuit naissante il s’en allait avec ses hommes à son mauvais travail. Elle lui sembla comme un lambeau de vie oublié là par le grand vent du temps qui balayait le monde et lui vint à l’esprit qu’il serait peut-être un jour semblable à elle s’il s’obstinait à ressasser les ans
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