L'expédition
passionnée. Au-delà de leur chambre, dans la volée de marches où la brise du soir entrée par les meurtrières ébouriffait les torches, il prévint son compagnon que les nouvelles n’étaient pas bonnes. Pierre se prit à chantonner comme s’il ne l’avait pas entendu. À Marti qui les attendait à l’entrée de la salle haute il dit en riant doux, tandis que Jourdain embrassait le vieil homme et ployait devant lui le genou :
— Voilà notre fuyard, Bernard. C’est un beau jour.
Tous trois vinrent ensemble auprès du feu où se tenait le seigneur de Péreille. Son ample robe de laine sur ses épaules larges, son visage creusé par les vents de la vie, sa hauteur silencieuse et sa crinière blanche le faisaient ressembler à quelque roi rustique. Il ne put se lever pour accueillir Jourdain. Il avait mal aux jambes. Il le regarda avec une vivacité inquiète, la bouche close, sans cesser d’égrener son chapelet de pierres noires entre ses mains tachées de vieilles rousseurs. Marti prit place près de lui sur un banc court. En face d’eux s’assirent leurs jeunes compagnons. Entre eux au bord de l’âtre était une cruche de vin avec des gobelets. Pierre les emplit, leva le sien, se vit seul avec son air de fête, but d’un trait, se torcha puis, attentif soudain comme l’étaient Péreille et le parfait, il tendit son visage aux paroles prochaines. Alors Jourdain parla.
Il dit que Montségur était sans alliés, que d’en bas ne viendrait ni secours ni miracle, que le comte Raymond n’avait aucun souci des gens de ce château et qu’il les livrerait au pape sans vergogne, s’il gagnait cette guerre hésitante que menaient quelques-uns de ses proches vassaux. Il dit ce qu’il avait vu dans la cave du couvent des hospitaliers de Toulouse, le cadavre gisant de Raymond le sixième, son fils agenouillé sur la terre noire, sa prière fiévreuse. Avec un étrange emportement il affirma que cet homme était prêt à offrir son pays aux pires gens d’Église, si c’était là le prix à payer pour délivrer son père de l’excommunication majeure qui faisait de lui un errant au pays des morts. Il hésita à prononcer le nom de Jacques d’Alfaro, s’empêtra dans des bafouillements. Pierre se servit encore une rasade de vin mais resta sans la boire, la bouche ouverte, tandis que son compagnon révélait enfin sans autre confidence que l’évêque Jean du Falgar avait tout su du massacre des clercs inquisiteurs avant qu’il fut accompli et ne l’avait pas empêché.
— Nous avons servi la cause de nos pires ennemis, dit Jourdain après un moment de silence. Quelle que soit l’issue de cette pauvre guerre, le pape aura bientôt le pays dans son sac et nous resterons seuls sur notre montagne comme le dernier fruit au sommet de l’arbre. Alors monseigneur du Falgar ou le comte Raymond ou peut-être les deux ensemble rameuteront leur monde et nous viendront dessus. Ni par Dieu ni par diable nous n’en réchapperons.
Pierre lança, rieur :
— Qu’ils viennent. On les attend.
— Qu’espères-tu ? Ils seront des milliers autour du mont. Fuyons, dispersons-nous, il est encore temps. Sauvons au moins nos vies.
— Nous n’avons nulle part où aller, dit Marti.
Jourdain le regarda, effaré, et soudain s’emportant :
— Nous avons des amis partout dans les campagnes. Nous avons les chemins.
— Ici est ma maison, grogna le vieux Péreille. Je n’en partirai pas. Je ne peux plus marcher.
— Hé ! nous vous porterons, monseigneur ! dit Jourdain. Voulez-vous donc mourir ?
— Que crains-tu ? demanda Pierre, remuant sur son siège. Montségur est inaccessible. L’évêque le sait bien, le comte mieux encore. Ce sont des gens de plaine et de climat tranquille. Imagine-les donc, l’hiver, dans ces montagnes. Nous n’aurons même pas à les vaincre, ils gèleront sur pied.
— Naïf qui se croit fort, murmura Jourdain.
Et l’autre, l’œil joyeux, hochant sa large tête :
— Plus naïf encore qui se croit faible, mon tout beau.
— Enfants, leur dit Marti, que Dieu fasse de nous selon sa convenance.
Jourdain rit tristement et dit, tout ébahi :
— Monseigneur du Falgar s’en est remis pareillement au bon vouloir du ciel après qu’il eut appris ce qui se tramait contre ses frères inquisiteurs.
Il attendit une réponse, mais le parfait resta muet à le regarder avec son ordinaire affection de bon père. Alors sa voix à nouveau se mêla au bruit
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