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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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son côté. Longtemps encore ils se turent, puis Jacques d’Alfaro dans le parfait silence à nouveau laissa aller sa voix monotone et précise.
    — Je confesse avoir pris un secret plaisir de bas-ventre à voir tuer dans cette chambre dix moines en chemise, dit-il. Je suis ainsi, Seigneur, assoiffé d’art autant que de méchant vinaigre. Je ne sens rien en moi que des traversées de grand vent et des abattements si sombres que j’y souhaite la mort du monde. Mes bontés même sont fautives. Seigneur, si les lépreux savaient comme je jouis d’eux à leur donner de l’or, à leur toucher les croûtes, à leur fermer les yeux, ils n’auraient pas pour moi plus d’amitié que pour le rat qui fait son nid dans la chaleur de leurs haillons. Jourdain, c’est à vous que je parle. Pourquoi vous ai-je vu comme l’homme qu’il me fallait servir ? Vous êtes un rustre amplement détestable, un pataud qui ne sait pas goûter les belles choses. Mais rien dans votre cœur n’est retors ni sordide, et tout l’est dans le mien.
    Le silence revint, point douloureux ni lourd mais semblable à celui des pensées que l’on suit devant soi en voyage immobile, puis la brise du soir fit grincer un volet. Ils relevèrent ensemble la tête et regardèrent autour d’eux comme s’ils sortaient du sommeil. L’ombre avait envahi les murs, et l’écritoire, et le long bahut noir.
    — Comme il fait doux, dit Jacques.
    — Dieu n’attend rien de nous, lui répondit Jourdain. Ni au ciel, ni ailleurs il n’est de tribunal. En nous seuls sont nos juges, et nos propres bourreaux, et nos mauvais larrons. Ils ne sont pas vivants, ce sont des corps de brume. Jacques, soufflez sur eux. Que craignez-vous ? De renaître tout nu ?
    D’Alfaro soupira.
    — J’ai faim, dit-il.
    — Moi aussi, répondit Jourdain.
    Il se dressa, étira ses membres, aida son compagnon à se lever aussi. Ils restèrent un instant face à face à se regarder comme deux frères de bamboche, partirent soudain du même rire et sortirent à grands pas.
    Ils dînèrent d’un agnelet rôti, assis dans la cuisine sur la pierre du foyer. Aux valets ébahis de les voir là s’affaler et délacer leur tunique ils dirent avec une sévérité de pitres qu’ils n’étaient que deux pèlerins de passage en ce monde et ne voulaient point salir la table ni la vaisselle du maître de cette belle maison. Après quoi ils les chassèrent à grands moulinets de poêlons. Jusque passé minuit ils bâfrèrent et burent sans souci de souiller le menton ni l’habit. D’Alfaro, usant de ses gants blancs comme d’un torche-bouche, conta mille sornettes de taverne, aussi délié de gestes qu’un jongleur en place publique et volubile autant qu’un rossignol d’été. Jourdain d’abord s’émut de le voir si content, puis il s’extasia, et les cruches de vin poussant le pain avec la viande il ne cessa de rire à bruyantes cascades. L’un dormit près du feu et l’autre sur un banc, couché la bouche ouverte, bras et jambes pendants comme à l’étal d’un marchand d’ivrognes. Ils furent réveillés par les bavardages peureux et les bousculades des domestiques à la porte de ce lieu de désordre où ils n’osaient entrer.
     
    Hirsutes, débraillés, revêches et rompus, Jourdain et d’Alfaro se dressèrent debout, écartèrent la valetaille qui se pressait sur le seuil, s’en allèrent au puits, et la se tinrent aux ferrures, tout hébétés, à regarder les hommes de peine qui partout s’affairaient dans la brume rosée de l’aube. Un groupe de ces ouvriers au fond du verger s’efforçait de dresser une croix haute comme un mât de cocagne parmi des vols d’oiseaux. Le long des murs et des tours d’angles une nuée d’apprentis menés par un drapier à la longue baguette déployait d’amples voiles noirs. Des garçons couraient sous les arbres, portant planches et poutres aux menuisiers armés de scies et de maillets qui chevauchaient une charpente d’estrade, tandis que l’on traînait près d’elle à grands efforts un bel autel de marbre encombré d’ornements en désordre.
    Jourdain tournant partout la tête dit à son compagnon qu’il devait partir sans tarder. D’Alfaro se pencha à son oreille et lui répondit qu’il risquerait quelque accident s’il rencontrait en chemin la troupe du comte ou de l’évêque. Assurément mieux valait attendre leur arrivée et le début de la messe où les soldats seraient forcés d’assister. Ils

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