L'expédition
bras, l’entraîna lentement vers le puits aux ferrures entrelacées de roses. Tandis qu’ils s’avançaient vers la porte du donjon, Jourdain sentit la main qui le tenait se crisper sur sa manche. Il pensa que cet homme aux paroles limpides était peut-être tenaillé par une épouvante inexprimable. Il le regarda à la dérobée. D’Alfaro souriait, les yeux perdus au loin, avec une fierté hautaine et sans espoir.
— Messire du Villar, dit-il, nous devons maintenant aller dans cette chambre que vous m’avez salie. Je crains que vous n’ayez pas eu le loisir, l’autre nuit, de goûter la beauté des peintures anciennes qui ornent ses murs.
Ils franchirent le seuil. Le long de l’escalier sur la muraille courbe des rayons de soleil entrés par les meurtrières éblouissaient les feux de quatre longues torches. Le maître du château avait, à l’évidence, ordonné qu’elles fussent allumées avant l’heure. Sur le palier, la porte de l’étage brisée par les soudards la nuit de la tuerie était de chêne neuf. D’Alfaro la poussa, entra du pas d’un homme sans souci, s’en fut négligemment au milieu de la salle, fit une virevolte, tendit ses mains gantées à son compagnon qui hésitait dans l’embrasure.
— Venez donc, mon ami, dit-il tout enjoué.
Sa voix résonna fort, comme en un lieu que rien depuis longtemps n’habite. Jourdain s’avança jusqu’à lui. Les fenêtres ornées de colonnades fines étaient grandes ouvertes sur le jardin. Le long des quatre murs de la chambre étaient peints des chevaliers en armes aux montures cabrées, des écuyers bouclés, des femmes en prières, des remparts et des tours, de vastes cieux peuplés de saints auréolés aux regards impassibles.
— Le père de mon père aimait ici entendre des prêches et des chants, dit Jacques d’Alfaro, agrippant à nouveau la manche de son hôte.
Jourdain l’entendit à peine, tant il était captivé par l’ordre simple et noble qui régnait sous les hautes poutres teintées d’or et de bleu tendre. Il regarda de droite et de gauche. Au bas des fresques était un vieux bahut à la patine sombre. Il se souvint de lui sous des flammes passantes, et des chenets noircis dans l’âtre balayé, mais point des lits de bois gonflés d’édredons rouges de part et d’autre de la cheminée, ni de l’écritoire cernée de bancs qui occupait le milieu du dallage.
— Ami, que cherchez-vous ? murmura d’Alfaro.
— Je ne sais pas, peut-être un signe, quelque chose dans l’air qui me maudisse ou me pardonne.
L’autre laissa errer son regard alentour, puis :
— Tout est indifférent, n’est-ce pas ?
— Non point indifférent, mais vide, dit Jourdain. Chacun s’en est allé d’ici sans rien laisser, les uns avec leur mort, les autres avec leur crime.
Ils restèrent longtemps à scruter l’air ombreux, les meubles, les figures peintes, puis d’Alfaro poussa un gémissement bref, s’en alla tout à coup vers la porte.
— Il faut du feu ici, il faut de la lumière, dit-il.
Il appela dans l’escalier. À des gens invisibles aussitôt accourus il parla rudement et criailla encore tandis que leurs pas précipités redescendaient aux cuisines. Bientôt vint un sergent aux bras emplis de bûches avec un nain trottant qui portait une torche et serrait contre lui une brassée de cierges. Jourdain s’en fut à la fenêtre. Le soleil pâlissait sur les arbres en fleurs. Des chiens au loin hurlaient. Parmi les fantômes fracassés qui harcelaient sa mémoire lui vint le nom de Jeanne, son visage aux yeux noirs, et la pensée de son enfant. Il eut envie de fuir. Une sorte d’espoir le retint, vague et pourtant poignant comme une attente de réponse à une question informulable. Il revint à la salle. Dans l’âtre les sarments et l’herbe sèche crépitaient déjà haut sous le gros bois et dans les chandeliers disposés sur la cheminée brûlaient de beaux bouquets de flammes. Les serviteurs étaient partis. D’Alfaro, recroquevillé contre le montant du lit, paraissait égaré dans un songe ambigu, un œil regardant les pénombres lointaines et l’autre illuminé par la lueur du feu. Comme Jourdain venait à lui, il dit, rêvant encore.
— J’avais imaginé une belle prière, une cérémonie d’exorcisme émouvante. À quoi bon, n’est-ce pas ? C’était en vérité pour occuper le temps, pour jouer avec vous.
Il tendit la main. Son compagnon ne la prit pas, s’assit lourdement à
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