L'Héritage des Cathares
Carcassonne. Ils ont brûlé les récoltes à des lieues à la ronde, détruit les moulins, abattu le bétail. Le 2 août, ils ont mis le siège devant la cité. Ils ont empoisonné les puits et attendu que les quarante mille habitants soient près de crever de faim et de soif. Ils ont réussi à prendre les banlieues de Bourg et de Castellar. Ils y ont installé des mangonels, des trébuchets et des ballistas 5 avec lesquels ils ont bombardé la cité sans relâche. On raconte que le vicomte Roger Raymond Trencavel a résisté de toutes ses forces. Il a mené ses hommes comme un grand chef, leur donnant courage malgré la maladie qui se répandait. Son suzerain, le roi Pedro II d’Aragon, est même venu sur place pour négocier une trêve. Mais en vain. Tout était joué d’avance. Sous couvert d’un sauf-conduit qui ne valait pas le papier sur lequel il était écrit, Trencavel s’est rendu auprès de ce judas d’Arnaud Amaury pour discuter de bonne foi des conditions d’une éventuelle reddition. Il est entré dans la tente du duc de Nevers. Il n’en est jamais ressorti.
Je reconnus bien là le légat du pape. Les quelques minutes passées en sa compagnie m’avaient été suffisantes pour déterminer qu’aucune fourberie n’était trop vile pour lui si elle servait ses fins - et celles de Dieu. Sa haine pour Trencavel avait été palpable et il avait trouvé le moyen de lui mettre la main au collet. Il devait en être ravi.
— Amaury a fini par autoriser la population de Carcassonne à sortir. Les habitants ont été abandonnés dans la nature, sans autre possession que les vêtements qu’ils avaient sur le dos. Certains sont parvenus à atteindre d’autres villes, mais plusieurs sont morts en chemin. Puis les croisés ont occupé la ville. Amaury a fait enchaîner Trencavel dans le donjon de son propre château. Il s’y meurt sans doute à petit feu. Pour ajouter l’injure à l’insulte, le maudit légat a cédé toutes les terres environnantes à ce monstre de Simon de Montfort, qui est désormais vicomte de Béziers et de Carcassonne.
J’étais dégoûté par ce que j’entendais. Toute cette croisade, pourtant menée au nom de Dieu, me semblait n’être qu’une succession de duplicités et de trahisons indignes de chevaliers professant l’honneur et d’hommes d’Église prêchant la charité chrétienne. J’avais rencontré Montfort et je ne doutais pas de la cruauté fanatique dont il était capable. Mais j’étais aussi perplexe. Pourquoi Pernelle me racontait-elle tout cela, à moi qui appartenais aux troupes ennemies ? Et elle le faisait avec un tel naturel. Que cherchait-elle à me faire comprendre ?
— Tout ce que tu me dis ne m’étonne guère. Pour le peu que j’aie pu en juger, Amaury ne tenait pas ce Trencavel en très haute estime. Quant à Montfort, il suffit d’un regard pour savoir qu’il n’est qu’un vulgaire boucher.
Nous restâmes un moment silencieux, mon amie perdue dans ses regrets et son amertume, moi dans mon désarroi.
— Heureusement, reprit-elle, maintenant que leur quarantaine est accomplie, la majorité des croisés sont repartis vers le Nord. Cela leur suffit pour avoir la certitude du salut - un salut gagné dans le sang des innocents. Mais il reste encore ce diable de Montfort. Lui et ses petits nobliaux de Picardie et d’Île-de-France sont retranchés dans Carcassonne, à préparer leurs futures exactions. Cabaret sera sans doute leur prochaine victime. Puis ce sera notre tour, je le crains.
Je constatai que des larmes mouillaient ses joues. La pauvre Pernelle pleurait doucement, avec une résignation qui me brisait le cœur. En la voyant ainsi, son chagrin si évident et si profond, je compris ce que, par naïveté et par déni, je m’étais refusé à voir jusque-là. Je lui pris les mains et les pressai dans les miennes, indifférent à la douleur que ce simple geste d’affection me causait.
— Tu es une cathare, n’est-ce pas ?
Elle m’adressa un sourire triste et hocha presque imperceptiblement la tête.
— Est-ce si terrible ?
Je n’eus pas à soupeser longtemps la question. Le souvenir des massacres ; les récits des fourberies et des cruautés du légat et de ses nobles ; la cupidité et les bassesses des croisés ; la douceur, la générosité et la conviction tranquille des hérétiques ; tout cela me dictait d’emblée la seule réponse possible. Je lui caressai la joue du revers de la
Weitere Kostenlose Bücher