L'Homme au masque de fer
quotidienne.
À la vue de tous ces cadavres alignés dans la cour et de tous ces blessés qui gisaient dans les communs, à l’endroit où ils avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, en levant les bras au ciel :
– Mille millions de gargousses, est-ce que je rêve ou bien suis-je devenu fou ?
Et il appela, avec toute la force de ses poumons, les deux invalides qui constituaient avec lui la garnison de Montgiron :
– Passe-Poil et Sans-Plumet !
Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes de vociférations stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe de bois, accourut à son appel.
– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire, j’avais peur que vous eussiez été égorgé pendant votre sommeil.
– Ah ça ! que s’est-il donc passé ?
– Je n’en sais rien, monseigneur, Sans-Plumet et moi, nous avions profité de votre permission que nous avait value la présence au château des gardes de Son Éminence pour nous rendre jusqu’à la ville.
» Tout à l’heure, quand nous sommes rentrés, nous nous sommes trouvés en face d’un véritable carnage. Nous avons commencé par relever les blessés, les panser de notre mieux, puis nous avons découvert M. le capitaine de Savières ligoté et bâillonné au fond du fournil, où nous l’avons délivré.
– Et où est le capitaine ?
– Auprès de M. de Durbec, qui est grièvement blessé.
– Quelle aventure ! s’écria le brave homme, qui demanda aussitôt :
» Où avez-vous transporté M. de Durbec ?
– Dans la chambre d’honneur.
– J’y vais.
Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà à grosses gouttes, le vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, qui était étendu sur un lit et semblait souffrir cruellement de sa blessure. Le capitaine de Savières se trouvait à côté de lui, ainsi qu’un chirurgien que Sans-Plumet avait été quérir en toute hâte.
Le praticien venait de sonder la plaie et il déclara d’un air quelque peu hésitant :
– J’espère qu’aucune complication ne se produira, mais il faut bien compter trois semaines avant que vous puissiez vous remettre en route.
L’espion du cardinal eut une crispation du visage qui révélait l’impression fâcheuse que lui produisait ce pronostic. Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant :
– Vous me voyez furieux, affolé ! Je ne comprends rien, mais rien…
– Eh bien ! continuez, coupa Durbec, d’un ton sarcastique.
– Cependant, monsieur, permettez-moi, hasarda le colonel.
Durbec reprit :
– N’ayez aucune crainte quant aux responsabilités que vous avez encourues. Mon intention n’est nullement de rejeter sur vous l’odieux guet-apens qui a été tendu cette nuit à M. le capitaine de Savières et à ses gardes, ni de la tentative d’assassinat dont j’ai été l’objet.
» Soyez donc rassuré, monsieur le gouverneur, et n’ayez point souci de moi. Si Dieu le veut, je saurai bien me tirer d’affaire… et, s’il ne le veut pas, eh bien ! il sera fait selon sa volonté.
» Retournez à vos occupations habituelles et puissiez-vous dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avez dormi la nuit dernière. »
Le vieil homme allait insister, mais, avec déférence, M. de Savières lui dit :
– Je crois, monsieur, que M. de Durbec a besoin de m’entretenir en particulier. Monsieur le chirurgien, à bientôt, n’est-ce pas ?
Le praticien répliqua :
– Demain matin, je viendrai renouveler le pansement.
Précédé de Sans-Plumet et flanqué de Pontlevoy, il descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigre haridelle et il s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge, congestionné au point qu’on aurait pu redouter pour lui une apoplexie foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puits qu’il semblait prendre à témoin de son désarroi :
– Je n’y comprends rien… rien… rien…
DEUXIÈME PARTIE
L’ÉPOPÉE DE LA HAINE
CHAPITRE PREMIER
UN ORAGE PROVIDENTIEL
Le coup d’épée envoyé par Castel-Rajac à Durbec était magistral, car le blessé dut rester alité plus de trois semaines avant de reprendre une vie normale et obtenir du praticien l’autorisation de se lever.
Mais pendant cette retraite forcée, la rancune qu’il éprouvait pour le chevalier gascon ne fit que croître, alimentée qu’elle était par le dépit qu’il éprouvait à s’être laissé vaincre par cet adversaire. Il se jura qu’il aurait sa revanche, sa vie entière
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