L'honneur de Sartine
la mode par les missionnaires jésuites en Chine, mais il en tirait une philosophie toute personnelle. Il suivait en cela l’esprit du temps qui d’Holbach à Voltaire avait encensé Confucius. Il semblait pourtant à Nicolas que certains idéaux ressassés par le vieux magistrat, par ailleurs fort attaché aux habitudes et aux formes du passé tant en musique qu’en cuisine, empruntaient des voies nouvelles et contradictoires. Il y
décelait une autre influence et cherchait à déterminer ce qu’elle pouvait être. Certaines constatations lui revenaient en mémoire. Parfois Noblecourt disparaissait des soirées entières. Il demeurait muet sur ces absences tout autant que Poitevin qui le conduisait dans sa voiture à ces rendez-vous mystérieux.
À bien y réfléchir, il lui apparut vraisemblable que son vieil ami pût appartenir à l’une de ces loges de maçons qui se multipliaient. Dans tous les ordres de la société beaucoup d’esprits éclairés, et non des moindres, participaient à leurs travaux. M. de Sartine était réputé investi d’une dignité dans l’un de ces cercles de réflexion. Aucun doute ne subsistait quant à l’appartenance de M. de La Borde et même de sa femme à l’une des obédiences parisiennes. Le fermier général avait même tenu une réunion de loge en Provence, à l’occasion de la foire de Beaucaire. Son ancienne maîtresse, la Guimard, avait été initiée dans l’Ordre des Chevaliers et Nymphes de la Rose , société licencieuse créée par un proche du duc de Chartres, lui-même grand maître du Grand Orient. Il est vrai que les rapports de police révélaient que cette société sans rapport avec la maçonnerie avait pour seul but d’organiser les débauches du prince. Restait qu’il suffisait de mettre bout à bout certains propos tenus par Noblecourt sur l’éducation, les abus du temps ou l’économie pour relier des thèmes communs au Tao et aux sociétés de maçons.
Poursuivant sa réflexion, Nicolas mesurait sa chance d’avoir approché tant d’hommes de qualité et de savoir : le chanoine Le Floch, dont la connaissance étendue des Écritures fondait la bonté et charité ; le marquis de Ranreuil, avide des connais
sances et des progrès du siècle, le feu roi dont seuls ses proches savaient les curiosités en botanique et en chimie, Semacgus et Samson auxquels aucun secret des corps n’échappait, La Borde, géographe, musicien et poète, le roi enfin, si féru de mécanique, d’horlogerie, de géographie et de sciences navales, navigateur immobile dans son cabinet des combles de Versailles. Tous lui avaient donné l’exemple de la curiosité et du savoir.
Il s’inquiéta soudain et avec cette pratique de l’examen de conscience acquise à Guérande et chez les Jésuites de Vannes, s’interrogea sur ce que lui avaient dit et répété Mercier, cet étrange promeneur, Bourdeau et surtout Noblecourt. Cette réflexion recoupait en la prolongeant la méditation qui l’avait saisi au sortir du cimetière des Innocents. Arc-bouté sur le service du roi, était-il sourd et aveugle aux rumeurs et mouvements du siècle ? Un taillis d’ajoncs et de genêts en fleurs, un vieux chêne ou un vol de sauvagines sur des eaux dormantes lui faisaient trop facilement oublier les malheurs du monde. Une petite voix en lui s’insurgea et plaida le contraire : il voyait bien les choses, sans réfléchir pour autant aux recettes efficaces susceptibles de remédier à leur désordre. Le pouvoir et la puissance ne le fascinaient que dans la mesure où ils fondaient les fidélités à une action inscrite dans la durée et à laquelle chaque génération apportait son ardeur. Même si une partie de lui-même pouvait souhaiter que le temps devînt immobile, il connaissait la vanité de cette tentation. Il se promit d’ouvrir les yeux et sur cette pensée s’endormit.
Mercredi 7 juin 1780
Au terme d’une bonne nuit sans rêves, en tout cas aucun dont il se souvint, il se leva frais et dispos. Sept heures sonnaient au clocher voisin de Saint-Eustache. Le soleil entrait à flots dans sa chambre, levant une gaze de particules en suspension. Les moineaux nichés sur la corniche de la fenêtre pépiaient avec entrain. Dédaignant le confort de son cabinet de toilette, il s’enveloppa d’un drap, gagna l’office et passa en courant devant Catherine qui tisonnait le potager et alla bruyamment s’asperger d’eau froide à la pompe de la cour. Pluton, que
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