L'honneur de Sartine
remarque me vient à l’esprit. Je trouve votre Chamberlin bien appliqué à dissimuler ses secrets. Aussi devriez-vous, selon moi, renifler deux voies parallèles, la famille et les affaires. Peut-être les deux se mêlent-elles pour vous conduire à l’arrêt à un seul et même entremêlis . Le compliqué réside dans le simple et le simple dans le compliqué. Ainsi parle le tao . Avez-vous des nouvelles de votre fils ? Il me manque. Oublierait-il la rue Montmartre ?
– Il n’en est rien et me prie de vous assurer de ses respects chaque fois que je le croise. Le Grand Écuyer le tient serré à la cour. Au vu de ses prouesses cavalières, il l’a désigné pour le service à cheval. Il est très fier dans son habit galonné d’or, veste et culotte rouge et, surtout, de ses poches de travers .
– De travers ?
– Qui marquent son appartenance à la grande , en livrée du roi.
– À quoi tiennent les joies simples !
– Je le sens piaffant. C’est un Ranreuil. L’écho des combats américains agite en lui une âme bien guerrière. Il sert aux pages depuis des années et peut espérer une sous-lieutenance, à moins que par extraordinaire, ou privilège que je ne discerne pas encore, il n’obtienne une compagnie de cavalerie et l’épée…
– Son nom, sa bonne mine, votre faveur… Mais je soupçonne que cette perspective ne vous emplit pas d’une joie sans mélange.
– L’ayant connu très tard, je me satisfais mal de voir trop vite venu le moment de m’en séparer. Encore que je sais depuis longtemps son souci de marcher sur les traces de ses pères. Bon chien chasse de race , comme disait le feu roi, mon maître. Pour le moment, la reine tient à l’avoir près d’elle aussi souvent que possible.
– Cette chance ne paraît guère vous réjouir.
– Sa Majesté, soit… Cela nous honore. Mais son entourage de courtisans et leur influence ne sont pas les exemples les plus appropriés que je puisse souhaiter pour former un jeune homme… Enfin, la guerre se poursuit…
– Allons, mon ami, dans la chaleur des conjonctures présentes, vous savez bien que rien n’empêchera l’inéluctable. Quand on raisonne, on doit tout appréhender, surtout les situations les plus naturelles, conséquemment les plus possibles.
Précédée par Mouchette ronronnante qui se retournait à chaque pas pour vérifier qu’il la suivait bien, Nicolas gagna ses appartements. Désormais, livres et gravures encadrées s’y accumulaient. Il éleva son bougeoir pour contempler ces dernières. Dès son enfance solitaire, ces représentations avaient nourri ses rêves d’évasion. Il les considérait jusqu’à perdre la notion du réel, y pénétrait par l’esprit. Elles devenaient le théâtre d’aventures imaginaires qui l’emportaient de longs moments. Ses vêtements tombèrent autour de lui. Sans égards il les écarta du pied comme des témoins trop attachés aux horreurs de la journée. Nu, il contempla à nouveau les gravures. Il se revit dans son innocence et ses espérances.
Il se remit à songer à Louis. C’était un homme maintenant. Il ne pourrait le retenir quand l’appel des armes retentirait trop puissamment. Il pressentait qu’il se jetterait à la tête de ce destin qui coïncidait par trop heureusement avec ses vœux. Lui, Nicolas, avait été jadis lancé par hasard dans sa carrière de policier, sans l’avoir ni voulue ni choisie. Il évoqua la figure du marquis son père auquel Louis ressemblait tant. Il s’en étonnait alors qu’autour de lui chacun signalait à quel point le jeune homme faisait penser au commissaire. Certains gestes rappelaient M. de Ranreuil, mais c’étaient ceux-là même qu’il avait transmis à son fils. Une idée soudain le poigna : ceux que nous avons aimés et qui sont disparus demeurent présents par des attitudes qui se transmettent de génération en génération. Leur mémoire demeure dans les gestes des vivants. Louis obéirait à son destin et il l’appuierait autant qu’il le pourrait, quelles que soient ses craintes.
Couché, il ne trouva pas le sommeil ; trop de pensées diverses se bousculaient dans son esprit. Les images violentes se succédaient qu’il ne parvenait pas à écarter. Il se remémorait les propos de M. de Noblecourt, qui de plus en plus avait le don de le surprendre. Sa curiosité d’esprit paraissait croître avec l’âge. Non seulement il continuait à se délecter de la sagesse des talapoins mise à
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