L'honneur de Sartine
l’exercice plongeait dans une allègre folie, bondissait autour de lui, essayant de mordre les jets d’eau. Nicolas revint s’asseoir à la table de l’office. En un instant la cuisinière disposa devant lui un paneton de brioches chaudes apportées de la boulangerie voisine et un pot de chocolat fumant. Taquine, elle ébouriffa ses cheveux dégouttant d’eau.
– Bon ! dit-elle. Que voilà une pelle chienlit ! Aucun égard pour mon carrelage ! Tu vas me faire le plaisir de rincer tes sales bieds !
Elle glissa sous lui une bassine d’eau. Il obéit, étouffant un rire que le faux air scandalisé de Catherine avait déclenché.
– Pardon, pardon. Je suis coupable.
– Hein ! Hein ! On essaye de me corrompre bar la zéduction. Et a-t-on idée de se brésenter ainsi drapé ? Trêve de blaisanteries, tu mériderais de basser par les baguettes.
– Les baguettes ?
– Oui, mauvais drôle ! Les zoldats alignés frappent le goupable avec les tiges de fer qui servent à bourrer leur fusil. Vlinc ! Vlanc !
Son passé de cantinière resurgissait parfois. Nicolas dévora et monta finir ses apprêts. Il était urgent qu’il allât rencontrer M. Le Noir pour lui rendre compte de ses investigations aux Porcherons. Il décida de sortir Sémillante à laquelle quelques jours d’écurie pesaient toujours et qui avait besoin de se dégourdir les jambes. Chaque fois qu’il en avait le loisir, il l’emmenait galoper aux Champs-Élysées. La jument l’accueillit tendrement, allongeant son cou qu’elle posa sur l’épaule de Nicolas en soufflant avec affection. Une fois sellée, elle l’emporta au petit trot sous le regard admiratif d’un jeune mitron qui la régala au passage d’une croquignole, douceur dont elle raffolait.
À l’hôtel de police Nicolas jeta les rênes de sa monture au palefrenier qu’elle reconnut en hennissant. Il fut aussitôt reçu par Le Noir dont le bureau était débarrassé des amoncellements de la veille. Il paraissait pourtant écrasé de soucis et jeta un œil ennuyé sur le visiteur, qui d’évidence le dérangeait.
– Monseigneur, je viens vous informer de la situation à l’hôtel de Ravillois. La mort présumée naturelle de M. de Chamberlin s’est révélée le résultat d’une manœuvre criminelle. Une machination avérée a conduit à une fin tragique et…
– Je vous demande pardon ? En êtes-vous assuré ? dit le lieutenant général de police, son bon visage de plus en plus assombri.
– Le doute n’est pas possible, même si l’on n’a pas porté la main sur le contrôleur général.
– Que me dites-vous là ?
Nicolas lui rapporta par le menu le résultat de leurs constatations et les conclusions auxquelles ils avaient abouti. Le Noir hocha la tête, manifestement
accablé par les détails présentés. Il fut cependant soulagé de découvrir que le commissaire n’avait prescrit aucune ouverture et qu’aucun suspect n’avait encore été arrêté.
– Il est trop tôt pour décider des suites à donner ; l’enquête ne fait que commencer. Bourdeau et moi allons poursuivre nos recherches. Il conviendra ensuite de saisir le lieutenant criminel.
Le Noir demeura un long moment silencieux.
– Pour le moment, abstenez-vous de prévenir quiconque. Il vous faut procéder avec la prudence la plus ménagée. Sachez demeurer en retrait de ce que votre fougue habituelle vous inspire. N’employez, après y avoir mûrement réfléchi, que les menées et moyens les plus prudents et mesurez les périls auxquels tout accomplissement peut mener.
Nicolas s’interrogea sur les raisons cachées de ce galimatias.
– À dire vrai, monseigneur, j’entends assez mal le sens de votre discours. Dois-je enquêter sans le faire et aboutir sans conclure ?
– Je veux dire, reprit Le Noir, agacé, qui tambourinait des doigts sur son cuir, ne jouez pas les Candide et que cet accomplissement, celui de votre devoir et celui de la loi, soit obtenu par les voies les plus discrètes et les plus convenables sans mettre en cause les réputations privées et le renom public. Le sage est éclairé sur ce qu’il doit faire, le prudent sur ce qu’il doit éviter.
Il paraissait vain de pousser Le Noir dans ses retranchements. Les propos, que Bourdeau eût qualifiés de molinistes , cherchaient d’évidence à dissimuler une gêne et un souci qui ne devaient pas lui appartenir en propre et pouvaient lui avoir été imposés. Depuis trop longtemps dans
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