L'honneur de Sartine
le sérail du
pouvoir, Nicolas devinait ce qu’il en était. Il en éprouva une rancœur amère. Était-ce désormais la fortune, la position dans la société et leur influence qui dictaient et imposaient les voies de la police et de la justice ? Cette idée lui levait le cœur, comme l’odeur des vernis trop frais de l’hôtel de Ravillois.
Le silence s’installa qui sembla interminable, surtout venant d’un homme réputé pour sa parole abondante.
– Monsieur, dit Nicolas soucieux de relancer le propos, les documents rassemblés ont-ils apporté quelque lumière au sujet des affaires que continuait à traiter le contrôleur général de la Marine ?
– Je l’ignore.
– Qui les doit examiner ?
Il songea soudain que sa première question était incongrue : l’examen des papiers exigeait sans doute des délais raisonnables.
– Ce n’est pas mon affaire. Je vous sais gré d’avoir exécuté mes instructions et de m’avoir fait tenir ces papiers, mais ils ne sont plus en ma possession.
– Eh ! Mon Dieu ! Où sont-ils donc ?
– Je vous le répète : je l’ignore, ou plutôt je le sais trop bien. Je suis comme vous, monsieur le commissaire, j’apprends à découvrir chaque jour le peu de licence qui me reste. J’éprouve la mesure de mon insignifiance comme celle de mon incertitude. Vous m’adressez une pile de documents, soit. Je les reçois. Sans que je sache qui les a informés se trouver en ma possession, une troupe de sbires silencieux, porteurs d’un ordre péremptoire, m’engagent à leur remettre ce dépôt et, si je ne l’ai déjà fait, de ne le point consulter. Qu’auriez-vous voulu que je fisse ? J’ai obtempéré, en maugréant de ces mau
vaises manières. À part moi, je me disais que le magistrat que je suis ne pesait pas lourd dans ce royaume puisqu’on le traite en commis de la grande poste ! Oh ! Certes ce n’est pas la première fois que de tels coups de caveçon me sont infligés, mais pour le coup je les trouve étrangement abusifs et cinglants et si je n’écoutais que ma rage première, je…
Ce quos ego 19 inquiéta Nicolas d’autant plus que le visage du lieutenant général prenait une teinte pourpre. Il s’était dressé à demi, haletant et les yeux troubles. Frisait-il le coup de sang ? Le commissaire courut chercher un verre d’eau qu’il tendit à son chef en lui desserrant d’autorité la batiste de sa cravate.
– Monseigneur, il faut se calmer et peut-être appeler votre médecin.
– Merci, je vais mieux…
Il reprenait son souffle.
– … J’ai tort de me monter ainsi, mais cette éruption, peu fréquente chez moi, se justifie… Enfin, oubliez les paroles d’emportement qui m’ont échappé dans ma colère… Tant d’ouverture et pourtant de duplicité… Je n’y peux croire…
Nicolas eut l’impression qu’il se parlait à lui-même.
– … Tout cela me fait prononcer plus de paroles que je n’en penserais de sang-froid. Bref, autant battre la mer : C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots. Taisons nos réflexions et calmons une humeur pleine de dépit… On peut obéir sans être obéissant… Les sentiments ne se prescrivent pas… Suis-je un baudet qu’on force à avancer ?
Jamais Nicolas n’avait vu M. Le Noir saisi d’une telle irritation, lui toujours si placide. Leur première rencontre peut-être ?
– Tout cela m’accable…
Il reprit ses lamentations. Fallait-il que l’injure fût grave ! Les phrases entrecoupées de reprises de respiration s’enchaînaient les unes aux autres. Sans doute convenait-il de le laisser vider son sac, cela calmerait l’excès de bile accumulée.
– Allons, monseigneur, il ne sert à rien de se mettre martel en tête. Ce qui est fait est fait, considérez le présent l’âme sereine.
Il regretta aussitôt ce conseil qui ranima l’irritation qui tendait à s’apaiser.
– Ah, oui ! Vraiment ? Oublions le passé. Voilà un beau conseil, monsieur Le Floch. Oui, un beau conseil en vérité ! Oublions, et répétons le mot comme un lamento d’opéra. Quoi ! Des années de soumission et d’obéissance aveugle. Et selon vous, combien de couleuvres avalées ? Faut-il qu’il m’en veuille d’occuper ce siège qu’il a eu tant de mal à quitter, que dis-je, qu’il n’a jamais cessé d’occuper ! Il ne cesse d’intervenir à tout propos, prolongeant dans sa charge actuelle les habitudes de la précédente.
Nicolas soupçonna
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