L'honneur de Sartine
aussitôt le responsable de l’état de M. Le Noir.
– Je devine soudain beaucoup de choses et je comprends votre dépit. Il faut tâcher de modérer un déportement si contraire à votre santé. Vous savez le goût du secret, et il faut bien le dire, la prétention de M. de Sartine de tout apprendre avant chacun. Ne soupçonnez pas d’autres motifs à cette méchante manière, que ceux chargés de l’exécution ont dû outrer à l’ordinaire.
– Hum !
– Ce qui compte et subsiste est au-dessus de cette péripétie. Considérez un lien qu’aucun événement, même votre fâcheuse situation après la guerre des
farines, n’a pu distendre ni compromettre, qu’aucun vent mauvais de la cour ou de la ville n’a jamais rompu. Le ministre a une telle confiance en vous qu’il ne soupçonne même pas les tourments qu’il lui arrive de vous infliger. Il agit ainsi avec tous ses amis. Je puis vous en conter de belles là-dessus, ayant été maintes fois la triste victime de ce travers. Et d’ailleurs vous n’ignorez point qu’il tire souvent sur la corde de la fidélité pour mieux s’assurer de sa solidité, sans égard pour les dégâts qu’il suscite.
– Cela est furieusement vrai !
– Il faut le comprendre, placé où il est, aux confluents tourmentés de courants contraires, accablé de critiques incessantes et de calomnies répétées, soucieux nuit et jour de la fortune de notre Marine, en guerre sur tant de fronts divers. Suppose-t-il dans l’affaire qui nous occupe, et plus précisément dans les papiers de M. de Chamberlin, un point capital intéressant la sûreté du royaume et l’honneur de Sa Majesté ? En bons serviteurs du roi, l’incertitude nous gouverne et nous n’y pouvons rien !
Au fur et à mesure que se déployait l’habile casuistique de Nicolas, M. Le Noir se rassérénait. Il eut un soupir tremblé comme si on lui ôtait un poids pesant sur la poitrine. Il secoua la tête.
– Quel avocat vous faites ! Tout cela, croyez bien que je me le suis dit et répété. Merci de me le rappeler. M. de Sartine est bien rude avec ses amis. Ainsi le chagrin peut parfois l’emporter… Il reste que dans cette affaire il s’est conduit fort mal et, n’écouterais-je que…
– Ne l’écoutez point. Chacun vous aime et lui le premier.
Nicolas quitta Le Noir avec la satisfaction d’avoir adouci son ressentiment. L’accablement de cet homme de bien, l’un des plus anciens fidèles de Sartine, ne l’étonnait pas. Pour l’avoir souvent éprouvée, il connaissait la brutalité coutumière de son ancien chef. Elle survenait toujours dans les moments difficiles, faisant resurgir des traits d’un caractère impatient et péremptoire. Alors aucun obstacle ne l’arrêtait, il faisait fi des susceptibilités personnelles qu’il bousculait sans scrupule. Le monde, disait-il, était plein de ces fausses entraves qu’il dédaignait. Pour être juste, Nicolas ne sous-estimait pas la montée des critiques. Le ministre constituait une cible de choix pour les cabales de tous ordres, une proie potentielle pour tous ceux que le pouvoir fascinait et qui ambitionnaient des places. C’est que son départ éventuel des conseils ne laisserait pas de frayer la voie aux plus hardis de la meute. Et ce n’était pas un Maurepas perclus et uniquement soucieux de son propre maintien qui serait de moindre recours pour un ministre, même aimé du roi, qu’il avait pourtant de longue main soutenu. Quant à la reine, sa faveur papillonnait ; elle s’était peu à peu éloignée de Sartine, pourtant réputé ami de Choiseul.
Derrière ces menées se profilait la lourde et matoise silhouette de Necker, directeur des finances, auquel sa religion interdisait de porter le titre de contrôleur général. Son souci d’économies et de réformes l’érigeait en principal adversaire de Sartine à qui la Marine en guerre demandait toujours davantage. Ce dernier tenait désormais de la bête traquée, aveugle et dangereuse, sourde à toute autre chose que le soupçon, l’attaque ou la fuite. Malheur à qui passait par son travers !
Cependant, pourquoi les documents recueillis chez M. de Chamberlin, comme c’était souvent le cas chez ceux qui avaient occupé des fonctions d’État, avaient-ils tant d’importance pour Sartine ? Se pourrait-il que l’homme, qui pendant tant d’années avait contrôlé la Marine, détînt des secrets si lourds qu’il fallût au plus tôt s’en
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