L'honneur de Sartine
que celui des procureurs. Aux affaires extraordinaires ? Le tableau ne le précise pas.
– Ce petit nombre d’élus me désespère.
– Ne jetez point les armes, devenez procureur ! Vous bénéficierez du privilège.
Le vieux magistrat frappa de ses mains les accoudoirs de son fauteuil.
– Pour le reste je crains que dans l’état actuel des choses il soit impossible de fournir aux dépenses que la guerre exige sans recours à des formes peu ordinaires et à des emprunts. Ces engagements causent de grands maux dont l’État – et je ne parle pas de nos rentes sur l’Hôtel de Ville – risque de se ressentir longtemps par les dettes qu’il a contractées. Une paix rapide ne manquerait pas d’éviter de charger le peuple d’impôts et de laisser M. Necker suivre ses plans d’économies, les seuls susceptibles de remettre à plat nos affaires.
La voix grondante était si véhémente de conviction que Mouchette, indignée, s’enfuit en crachant sa réprobation.
– Cela dit, mon cher, quid novi ? Votre journée a été longue, ce me semble ?
Nicolas rapporta tout d’abord les événements survenus au cimetière des Innocents et la remarquable excitation du peuple.
– Rien n’est plus fâcheux et dangereux qu’un coup de sang de nos Parisiens, repartit Noblecourt. Il me revient avoir assisté naguère, à l’entrée de Saint-Eustache, à l’arrestation d’un escroc, un certain Mareschal, s’il m’en souvient, se prétendant chevalier et capitaine de cavalerie. Je devrais plutôt dire à la tentative d’arrestation… Cet homme insulta le commissaire et l’inspecteur qui l’accompagnait
avec la dernière impertinence, les abreuvant d’injures avec foule de F… et de B… Il ajouta que M. de Sartine se mêlait de ce qui ne le regardait point et n’avait que faire de mettre le nez dans ses papiers. Il sortit alors un couteau, cria au vol ! et au meurtre ! Une grande multitude de gens menaçants s’ameuta à un point tel que votre confrère crut devoir ordonner qu’on se retirât sans avoir rien tenté contre l’imposteur.
– Oh ! La foule est un animal versatile que le moindre souffle retourne. Une parole emporte l’autre. Un mouvement chasse l’autre. En un instant on passe de la fureur à l’allégresse. Il reste qu’entre ces deux états de terribles violences peuvent s’échapper. Et rien n’est plus entraînant que ces moments-là. Le choix est rude pour celui qui s’y veut opposer. Recours à la force ou sincérité de la parole ? Déjà sous le feu roi, lors de la guerre des farines, le pire a été frôlé.
– Allons, rien n’est perdu. Voyez comme ce peuple incertain a manifesté aujourd’hui, pour le Magistrat et pour Sa Majesté, une révérence peu ménagée dès qu’une voix, la vôtre, s’est fait entendre avec sa sincérité et raison.
– J’en ai certes éprouvé l’effet singulier, mais il suffit de quelques mauvaises figures, comme celles entrevues ce matin, pour souffler sur les braises d’un désespoir légitime.
– L’horreur des événements à l’origine de cette émotion ne pouvait déclencher que d’impérieuses passions poussées à leur point d’incandescence. Ces pauvres gens n’avaient que leurs cris, leur corps hurlait la détresse de leur âme, pour clamer leur terreur et réclamer de l’aide.
Il médita un moment.
– Nous vivons, quoi qu’on dise, sous un gouvernement paternel. Les enfants ne sont pas toujours gérés par la raison. Du haut de mon âge, je pressens le mouvement du siècle qui ne fait que s’accélérer… Je m’interroge. Peut-on et doit-on maintenir le peuple dans cet état d’enfance ? Ne serait-il pas préférable de lui procurer les outils de la raison et de l’éducation ? Pour l’instant il semble encore écouter. Pour combien de temps encore ? La rigueur n’est pas de mise, elle perpétue l’injustice. Il faut arrêter le mal avant qu’il éclate et calmer les désordres avant qu’ils ne se manifestent. Le jour où le peuple ne craint plus le pouvoir, ou ne l’entend plus, c’est qu’il en espère un autre.
– Mon Dieu ! s’écria Nicolas stupéfait. Je ne vous imaginais pas si avant dans un discours qui fait écho à celui de notre bon Bourdeau. Partagez-vous ses rêveries ? J’ai rencontré un homme ce matin, un ami de Restif. Il m’a tenu d’étranges propos utopiques qui ne démentaient pas les vôtres.
– Je suis trop fol ou trop sage et trouve
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