L'honneur de Sartine
jour entendu le roi en parler d’une manière qui l’avait ému. Selon Louis XVI, un souverain ne saurait rien faire de plus utile que d’inspirer à la nation une grande idée d’elle-même ; pour pallier ses divisions, il fallait que le peuple s’attachât d’orgueil à la patrie.
Il entra dans le bureau de permanence où Bourdeau, hilare, lui tendit une assiette de cerises.
– Il semble, Nicolas, que nous sommes rivaux dans les attentions de la jouvencelle !
Nicolas ne gazait à Bourdeau que ce qui alimentait sa fièvre philosophique ; il résuma donc, sans insister sur l’irritation de Le Noir, la teneur de son audience. À sa grande surprise, l’inspecteur s’employa à justifier l’intervention de Sartine. Son animosité à l’égard des gens de finances, à l’exception notoire de La Borde, l’emportait sur ce qui, dans d’autres circonstances, l’aurait conduit à d’amères considérations sur les déplorables habitudes du despotisme.
– Il y a, conclut-il, trop de secrets honteux et de combinaisons dissimulées chez ces gens d’argent qui aiguisent en permanence le soupçon. Cela dit, par où commençons-nous ?
Nicolas souhaita tempérer le débat.
– Tu parles du neveu qui est fermier général, mais M. de Chamberlin était précisément un de ces officiers de la couronne chargés de contrôler l’usage des fonds du trésor royal. Pour te répondre, nous débuterons nos recherches chez ce M. Patay, l’exé
cuteur du premier testament. Il paraît avoir bénéficié de la confiance et de l’amitié du testateur, si j’en juge par la nature et l’importance de ce qui lui est légué. Il serait utile de l’entendre, en particulier dans ce qu’il peut nous dire du défunt.
– Et où se tient-il, ce M. Patay ?
Nicolas consulta son petit carnet noir, puis un exemplaire de l’ Almanach royal pour 1780.
– Rue Plâtrière, à l’angle de la rue Montmartre.
– C’est à quelques pas de chez toi, près des Filles Sainte-Agnès.
– Prends une voiture. Je mène Sémillante à l’écurie. On se retrouve dans un gros quart d’heure au coin des deux rues.
À l’hôtel de Noblecourt, Sémillante fut confiée à Poitevin. Nicolas remonta la rue Montmartre et retrouva Bourdeau au coin de la rue Plâtrière dans laquelle tout n’était que fange et tumulte. Il fit observer au commissaire que Jean-Jacques avait logé là, méditant dans les hurlements et jurons des forts des Halles et les glapissements des crieuses de vieux chapeaux. La première maison fut la bonne et une portière, pour une fois aimable – avait-elle reconnu Nicolas si populaire dans le quartier ? –, leur indiqua que le sieur Patay habitait au premier. L’escalier, d’un bel envol, sentait le ragoût et les herbes bouillies. Dans les angles salpêtrés, une insupportable odeur d’urine dominait, rappelant les temples d’abomination de certaines pièces de Versailles où les crevasses des cloisons laissaient échapper leurs abjectes puanteurs. Ils soulevèrent le marteau. Des pas traînants se firent entendre et l’huis s’ouvrit lentement, découvrant un vieil homme aussi chauve que M. de Chamberlin, qui tentait sans
y parvenir d’ajuster une antique perruque. Des yeux bleus de porcelaine, un peu éteints, les fixaient avec inquiétude.
– Messieurs ?
– Monsieur Patay ?
– Je suis cet homme-là, en effet. Qui me demande ?
– Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, et Pierre Bourdeau, inspecteur.
– Mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec d’aussi puissants personnages ?
L’ironie pimentait la feinte révérence.
– Nous serions heureux de parler avec vous de M. de Chamberlin.
– M. de Chamberlin ? interrogea-t-il d’un ton révérencieux. Et que ne vous adressez-vous à lui ? Il serait mieux à même de vous répondre. Sauf que, le connaissant de près, je l’imagine peu enchanté de votre visite.
– Monsieur, vous ignorez, je le pressens, que M. de Chamberlin est mort.
Le vieil homme chancela et Bourdeau dut le retenir d’un bras secourable.
– Mort ? Mort ! Hé ! Que dites-vous-là ? Je le savais fort déclinant, mais toujours rebondissant… Je n’aurais jamais imaginé que sa fin fût si proche.
– L’aviez-vous rencontré récemment ?
– Messieurs, entrez je vous prie. Je dois m’asseoir.
Il les guida dans un corridor obscur où un gros matou apeuré fila entre leurs jambes.
– Le cardinal n’aime point les
Weitere Kostenlose Bücher