L'honneur de Sartine
le second cas, M. de Chamberlin prenait les précautions nécessaires pour que ce legs soit protégé des convoitises du Ravillois aussi longtemps que la majorité de Charles ne l’aurait pas mis en état d’en jouir et d’en user directement.
– Voilà qui est du dernier intéressant. Monsieur, encore un mot. Vous seul pouvez répondre à ma question en raison de votre longue présence aux côtés de M. de Chamberlin. Détenait-il des secrets, j’entends par là des documents mettant en cause des tiers et qui auraient pu expliquer son assassinat ?
– Monsieur le commissaire, que me demandez-vous là ? Un contrôleur général de la Marine, des secrets ? Il les voit défiler comme grenadiers à la parade ! Il en a tant passé que nous les examinions
pour les mieux oublier aussitôt. Il demeure que M. de Chamberlin conservait par-devers lui certains documents qu’il ne me montrait pas.
– Il les dissimulait ?
– Un jour il a tapoté un petit papier devant moi, disant tout en ricanements qu’il s’agissait d’une assurance pour l’avenir. Que puis-je vous dire de plus ? Ne m’interrogez pas davantage sur la nature de ce document, je ne saurais vous répondre.
Pourquoi Nicolas avait-il la certitude du contraire ? Il laissa se prolonger un silence qu’à tout le moins une reprise du propos devrait bien finir par rompre.
– Toutefois, reprit Patay l’air mystérieux, connaissant bien les habitudes du contrôleur général, je vais vous donner un conseil dont vous serez bien avisé de faire votre profit. Ne vous fiez en rien aux apparences de ce qu’il a pu laisser et que vous ne comprendriez pas. Sa causticité de caractère se mêlait dans un mélange dissonant à une alacrité moqueuse qui pouvait lui faire user de bouffonneries de foire. Il pouvait être artificieux et je le crains capable, hélas, de… Mais je m’entends. Je n’en ai que trop dit. Bien habile qui pourrait me traverser sur ce point. Sachez pour conclusion qu’il savait tracer sa route par astuce, à des fins qu’il dissimulait avec soin.
– Nous avons trouvé une bille d’agate sous son lit…
– Soit Charles l’a perdue, répondit-il vivement, soit M. de Chamberlin l’a volontairement placée là. Que vous dire de plus ? Mais, au fait, comment est-il mort ?
Il était temps qu’il posât la question.
– D’un accident de bois de lit, dit Bourdeau, lui expliquant la chose.
– Curieux, très curieux ! La dernière fois que je l’ai vu, il se plaignait d’être constamment dérangé par d’étranges craquements qu’il mettait au compte du bois trop vert utilisé dans ce bâtiment neuf.
Au passage dans le corridor, l’un des objets posés sur une petite commode attira soudain l’attention du commissaire.
– Monsieur Patay, vous avez là un bien joli petit vase.
L’intéressé se retourna et suivit le regard de Nicolas.
– Oh ! Un vase ? Non, un céladon chinois fort précieux. Ce porte-pinceaux en forme de bambou orné de feuilles est un présent de M. de Chamberlin. Une de ces rares attentions qui me persuadent qu’il éprouvait pour moi un peu d’amitié.
Il saisit l’objet qu’il éleva comme un ciboire, avec une sorte de jubilation rentrée.
– C’est l’un des deux exemplaires d’une paire que, d’ordinaire, on ne sépare jamais car c’est lui ôter toute valeur… Il avait conservé l’autre dont il usait pour ses plumes. Il avait cœur à dire qu’un présent devait être une séparation douloureuse pour avoir du prix. Me pressant d’emporter le vase, il m’avait marmonné, lui si avare de sentiments : Quand je verrai l’un, je songerai à vous et vous, pour l’autre, peut-être aussi … Rien de plus, mais c’était beaucoup. Ce fut d’ailleurs un prétexte de querelle avec M. de Ravillois qui soutenait que ces deux paires relevaient de l’héritage de sa femme.
– Vous avez dit deux paires ?
– Oui, car il y en avait une autre dont les montures de bronze doré sont différentes, d’un autre style. Elle flanquait sur son bureau celui, désormais unique, où Tiburce plaçait les plumes.
– Et celui-ci, quand vous l’avait-il donné ?
– Il y a quelques mois, après le déménagement rue des Mathurins, aux Porcherons.
– Vous affirmez, remarqua Bourdeau, que l’autre paire est toujours sur le bureau ?
– Elle s’y trouvait la dernière fois que j’ai vu le contrôleur général. Il était obsédé de symétrie. Tout
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