L'honneur de Sartine
grand-oncle était déjà mort. Aurait-il toléré qu’on prît ces vases ? Et note que le moment correspond à l’heure approximative fixée par M. de Gévigland pour le décès.
– Cela sous-entend-il qu’il savait que son grand-oncle était mort ? Dans ce cas, pourquoi ? Il n’est pas exclu qu’il crût le vieil homme vraiment endormi.
– De deux. Mais comment n’aurait-il pas remarqué la courtine effondrée ?
– L’obscurité, peut-être ?
– Et de trois, le jeune Ravillois évoque une paire dont l’un des exemplaires contenait des plumes. Or
M. Patay nous a montré qu’il possédait le pendant manquant. Est-ce une erreur ? De fait, il nous manque toujours un vase.
– Deux, tu veux dire !
– Comment deux ?
– Certes ! À y bien réfléchir. Considère une paire, un porte-pinceaux retrouvé sur le bureau et l’autre chez Patay.
– Soit.
– La seconde paire, où se trouve-t-elle ? Le vase présenté par le fils, qu’est-il devenu ? Et celui qui faisait pendant et trio en symétrie sur le bureau, l’a-t-on découvert ? Je dis bien : deux vases manquent à l’appel. Mettre la main dessus devrait faire un pas important à l’enquête.
– Dans cette attente, ces disparitions complètent des mystères auxquels je n’entends rien.
Ils finirent par arrêter un fiacre. Nicolas paraissait rêveur et s’accoigna à son habitude.
– Tu connais ce puits, dit-il soudain, rue de la Grande Truanderie ? Depuis qu’une malheureuse en mal d’amour s’y est précipitée, les amoureux y font serment d’éternelle fidélité. Aimée, un jour, a voulu m’y conduire.
– Et alors ? demanda Bourdeau, surpris et toujours discret en ces matières.
– Je l’en ai dissuadée. Il y eut là motif à querelle. C’était un caprice de petite fille… Non je n’avais pas envie de jurer. Non… ce n’est point ce que tu penses… pas cela. Mais, vois-tu, plus les années passent et davantage la différence se creuse… Je ne la veux ni contraindre, ni engager… Elle demeure toujours pour moi l’apparition du bois de Fausses-Reposes. Elle a toujours dix-huit ans, mais moi j’en ai quarante désormais.
– Allons ! Que ne l’épouses-tu pas ? Louis est grand maintenant, c’est un homme.
– Elle ne l’entend pas ainsi, au grand désespoir de l’amiral d’Arranet, son père. La famille n’a pas de survivants, il n’a pas de fils. Il tiendrait à cœur que je relève le nom en épousant Aimée.
– Beau nom, pardi, répondit Bourdeau avec un rien d’ironie. Marquis de Ranreuil d’Arranet ! Et donc ?
– Elle a son caractère et se veut libre. Et moi…
– Hé ! Comment est-on libre quand on est fille d’honneur de Madame Élisabeth, sœur du roi ?
– Elle est comme chacun d’entre nous… Aux prises avec ses contradictions. Il faut souffrir qu’elle jase à son aise.
– Tu ne t’agites pas vraiment à faire un choix. Antoinette, n’est-ce pas ?
Nicolas ne répondit pas. Que signifiait ce soudain serrement de cœur qui parfois l’oppressait en pensant à Aimée ? Son visage, son corps, hantaient ses nuits avec cette impression répétée de la sentir s’échapper. Un bel oiseau qui prenait son envol alors que lui demeurait retenu sur le sol, s’évertuant lourdement. Certes la tolérance et la liberté avaient toujours présidé à leur relation. Ils étaient fidèles en esprit, sinon de corps. Pourtant il craignait de la perdre. Il se mêlait à cette hantise autre chose qu’il refusait d’admettre, qu’il chassait même de sa conscience, cette jalousie qui jadis avait fait de sa liaison avec Mme de Lastérieux un enfer quotidien. La souffrance le taraudait qui, par une intuition dont il déplorait la perspicacité, lui faisait pressentir qu’elle était dans les bras d’un autre. Que lui-même, emporté par une sensualité indulgente, se laissât aller à quelques écarts vagabonds ne lui apparaissait pourtant que véniel et il s’en absolvait aisément. La liberté
d’Aimée, que son père avait pour d’autres raisons dénoncée dès l’abord, et qui se manifestait encore plus avec Nicolas, allait de pair avec l’amour d’un homme, son aîné, chez qui elle trouvait une protection assurée et, sans doute, une fragilité qui émouvait sa tendresse et ses sens. Combien de fois avait-il été sur le point de mettre un terme à cet amour torturé qu’il ne savait pas subir simplement. Il l’imaginait s’étiolant
Weitere Kostenlose Bücher