L'honneur de Sartine
il veut interroger celui qui les a recueillis. Un côté veut que vous aidiez à perdre Sartine et l’autre que vous le sauviez. Il y a des situations plus plaisantes que de se trouver sur l’enclume, pris entre deux marteaux.
– Et puis-je déjà en trancher ? Que me veut-on de l’autre bord ? Seuls les intérêts de l’État doivent me dicter mon devoir. Vous connaissez Sartine. Il ordonnera en toute amitié, comme s’il se trouvait encore au Châtelet et moi sous la férule du commissaire Lardin ! Les années ont passé, mais lui ne change pas. Il me voit toujours jeune homme… Ma reconnaissance, ma fidélité, ma loyauté lui sont acquises.
– Vous compromettriez-vous pour le tirer d’un mauvais pas ?
– Mais oui, sans hésiter. Et il en est bien persuadé… Si c’était le cas, il ne pourrait s’agir que d’une imprudence et de rien qui soit volontairement au détriment des intérêts de l’État.
– Je vous précède dans cette voie-là. Il peut compter sur nous. Je suis moi-même menacé. On parle toujours à côté de donner l’administration de la police à quatre commissaires comptables seulement à M. Necker ! Voyez où en sont venues les choses !
Ils se regardèrent, émus de ce que leurs propos révélaient. M. Le Noir se détourna et toussa.
– L’enquête sur la mort de M. de Chamberlin va en subir le contrecoup.
– Bourdeau suivra les choses. Vous connaissez mon habitude. Il n’est pas mauvais de laisser des témoins, qui peuvent être des suspects, la famille en l’occurrence, pendant quelque temps à elle-même. Il en ressort habituellement une incertitude porteuse d’angoisse qui peut mener à d’édifiantes imprudences et à de surprenants débouchés. Des faits souvent impossibles à déterrer autrement font alors quelquefois surface.
– Acceptons-en l’augure. Je m’en remets à votre expérience. Inutile de vous demander, je pense, si les dispositions ont été prises pour mettre l’hôtel de Ravillois et ses occupants sous surveillance ?
Nicolas secoua la tête en forme d’assentiment.
– Prenez une de mes voitures et conservez-la. J’espère vous revoir très vite.
Après un reposant trajet sur le chemin égal et sablé qui menait à Versailles, Nicolas ne trouva pas Sartine à l’aile des ministres ; il venait de rejoindre son bureau à l’hôtel de la Marine. Il s’y fit conduire et y trouva l’agitation des messagers et des officiers propre à un département en charge des opérations navales qui s’étendaient avec l’Angleterre. Nicolas aperçut l’amiral d’Arranet parlant à un homme en noir que Nicolas reconnut pour être l’un des membres de ce service nouvellement créé pour contrebalancer l’action des services anglais. Il attendit la fin de la conversation pour le saluer. Le visage tanné de l’amiral s’éclaira à sa vue.
– Enfin, vous voilà ! Je vois que Le Noir a réussi à faire passer la consigne. Il vous attend avec l’impatience que vous lui connaissez. Pour l’heure il reçoit.
Il appela d’un geste un jeune commis qui passait près d’eux à qui il dit quelques mots.
– Venez dans mon bureau, Nicolas, on nous préviendra quand il sera disponible.
Ils pénétrèrent dans une pièce somptueusement ornée.
– La grand’chambre est à votre goût à ce que je vois, remarqua l’amiral qui avait noté le regard admiratif du commissaire.
– Des nouvelles d’Aimée ?
– En cabotage avec Madame Élisabeth. Elles font visite à Madame Louise, sa tante, enfin Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin, au Carmel de Saint-Denis.
– Nous sommes bien loin de la petite fille que le feu roi surnommait « chiffe ». J’ai eu le privilège jadis de voir les trois princesses visitant leur père… Il débordait de tendresse et elles y répondaient de tout cœur. Savez-vous ce que me vaut cette convocation ?
– M. Le Noir en a-t-il marqué quelque déplaisir ?
– Ni plus, ni moins ; il est accoutumé depuis longtemps à ces manières cavalières.
L’amiral s’esclaffa.
– Bigre ! C’est que notre ministre ne s’arrange pas avec les soucis qui le minent. Il y a apparence qu’il a besoin de vos lumières. Son visage s’éclaire dès qu’on prononce votre nom.
– Voyez-vous cela ! dit Nicolas, railleur. Il est vrai que je suis un peu de la maison, en ayant porté l’uniforme.
– Peste ! Comme vous y allez. À Ouessant, sous le feu, avec gloire et
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