L'honneur de Sartine
de son épouse qui possédait toute influence sur lui. Il fallait donc, supposait Nicolas, découvrir un moyen de perdre Sartine, mais de telle nature que rien ni personne ne saurait alors entraver la marche de cette disgrâce perpétrée.
Le commis en avait achevé. Necker releva la tête. Le toupet oscillait, les yeux se fermèrent et une moue interrogative crispa la bouche.
– Alors, monsieur, je vous ai posé une question. L’auriez-vous oubliée que j’aie besoin de la répéter ?
– Mes propos précédents, si toutefois vous y avez prêté attention, y répondaient parfaitement.
La main du ministre tambourinait la marqueterie du bureau.
– Vous vous obstinez à ne pas m’entendre. Je vais par conséquent être plus clair. Votre ami le ministre de la Marine, votre protecteur, entrave par sa gestion insensée ma politique de rétablissement des finances.
Il se rengorgea, observant l’effet de cet exorde sur Nicolas.
– J’ai toutes bonnes raisons de penser que sa gestion se marque d’irrégularités. Je suis assuré que M. de Chamberlin était le mieux placé pour détenir, peut-être en l’ignorant, des pièces secrètes qui pourraient confirmer mes inquiétudes. Je suppose, monsieur, qu’en tant que magistrat vous êtes le mieux placé pour découvrir ce qu’il en est et apporter à Sa Majesté les éléments constitutifs de cette impéritie et des détournements qui s’ensuivent, que j’espère croire irresponsables plutôt que malhonnêtes. Je compte sur vous. Ma protection vous sera assurée.
Nous y voilà, songea Nicolas. Le nom est lâché et la chose dite sans excès de précautions. Il ne pouvait reprocher au ministre d’avoir gazé sa requête. Sans conteste, elle était directe et la réponse le serait aussi.
– Deux précisions, monsieur. Il y a vingt ans, M. de Sartine, à la demande du marquis de Ran
reuil, mon père, m’a accueilli, aidé et formé. Je lui en ai une éternelle reconnaissance. Les affaires que depuis cette époque j’ai eues à débrouiller l’ont été d’abord sous son autorité et celle du feu duc de la Vrillière, puis de M. Le Noir et de M. Amelot.
Necker, à l’énoncé de ce dernier nom, fit une moue dubitative ; chacun connaissait le peu de poids du ministre de la maison du roi, surnommé à la cour le tiercelet de ministre.
– De ces nombreuses affaires intéressant les intérêts du royaume, il a toujours été fait rapport à Sa Majesté et à son aïeul. Dans ces conditions, comprenez que ce que vous me demandez n’est pas de mon ressort. Nombreux sont ceux qui, pénétrés de ces matières que j’ignore, s’y attelleraient avec plus de profit pour vous. Vous paraissez en effet ignorer que mon rôle principal est d’assurer la sécurité de la famille royale et de parer, dans une situation de guerre, aux menées des puissances étrangères.
– Et c’est pour cela qu’on vous dépêche chez M. de Chamberlin pour détourner secrètement ses papiers. N’y a-t-il pas là anguille sous roche ?
– Il ressort de mon office d’assurer le recueil et la sauvegarde de papiers d’État. Mon intervention s’arrête là. Comme je vous l’ai dit, ces papiers ont été remis à M. Le Noir. Ce n’est plus mon affaire !
Le ministre se leva.
– Je vois bien, monsieur, que vous ne voulez rien comprendre. Je le déplore. J’espère que les événements ne vous contraindront pas, dans des conditions moins favorables, à modifier votre attitude.
Nicolas reçut ce congé sans broncher et sortit de l’hôtel du contrôle général. Le sang lui battait les tempes. En fait la fureur le soulevait, contre lui-
même et contre Necker. Le premier degré de la sagesse, principe qu’il avait jusque-là presque toujours appliqué, était de contrôler ses passions et de se taire à bon escient. Or pour une raison qu’il cherchait à démêler, sans doute antipathie instinctive contre le personnage, l’humeur avait dirigé cet entretien, son attitude et ses propos. Necker soulevait en lui des sentiments qui ne l’avaient, hélas, que trop animé. Ils appartenaient à l’ordre de la déraison et alors rien n’est supporté de celui qui suscite cet éloignement. Il s’en voulait de ne s’être point tenu dans les bornes d’une réserve sage et prudente, sans froideur ni aigreur. Avait-il même été courtois ? De fait il ne s’était pas maîtrisé et tout avait laissé transparaître ce qu’il aurait dû dissimuler. Il
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