L'honneur de Sartine
Floch.
– En effet, ce soldat m’a tout raconté.
– L’homme s’est pendu, ayant appris qu’on avait surpris sa femme à voler.
– Et que comptez-vous faire ?
– Eh, quoi ? Que voulez-vous que je fasse ? L’arrêter pardi !
– Ne craignez-vous pas de déclencher l’émotion du peuple ? Déjà, avec ce qui est survenu au cimetière des Innocents, les esprits sont échauffés…
– Mais que diable me chantez-vous là ? On ne peut passer sur un vol ! Et du pain de surcroît ! Ce serait donner la voie libre à bien d’autres méfaits.
– Et cette mère en prison ? La cascade d’injustices pour les enfants orphelins ? Y songez-vous ?
– Si vous voulez en prendre la responsabilité, nul doute que vous saurez vous faire absoudre en haut lieu. Il vous est facile de jouer sur plusieurs tableaux.
– Vous vous oubliez, mon ami…
La foule s’était approchée et, comprenant l’enjeu de l’échange entre les deux commissaires, approuvait bruyamment.
– Allons, disons qu’il y a eu malentendu. Lamay, je vous connais, vous êtes un brave homme. Cette femme est allée chercher mon pain.
Il sortit sa bourse et tendit des louis à une mégère qui paraissait être la boulangère lésée.
– Ma commère, dit Nicolas, du pain, et du bon, à cette famille pour un mois.
La femme pleurait, les mains élevées au-dessus de sa tête comme pour conjurer le malheur, mêlant dans ses propos injures et bénédictions. Sous les applaudissements de la foule, Nicolas piqua des deux. De vieux scrupules resurgissaient. Qu’avait-il à intervenir dans cette affaire ? La révolte de Lamay n’était pas sans fondement. Une petite voix lui suggéra que c’était peut-être le vœu de la providence et qu’une famille lui devrait la chance d’échapper à la misère. Agissant ainsi, ne se donnait-il pas bonne conscience ? Avec peine il se convainquit de s’être trouvé là au bon moment pour écarter le pire. Au même instant, sans doute, dans d’autres quartiers de la ville, des situations similaires trouvaient leur règlement dans l’application des lois les plus cruelles. La pointe acerbe du commissaire l’avait meurtri tant lui-même était exempt d’une telle bassesse. Quand donc son cœur serait-il suffisamment bronzé ? Après tout son confrère appliquait la loi. Pour un canard, un fruit ou du pain, la peine était de trois ans de galères et pour une femme le placement dans une maison de force après le fouet. La récidive impliquait un W au fer rouge appliqué sur l’épaule. La plupart des coupables issus du même peuple venaient des campagnes et se trouvaient aussitôt confrontés aux difficultés innombrables de logement et de nourriture. Ouvriers au chômage, domestiques sous conditions, soldats déserteurs, gagne-deniers, toute une humanité que la grand’ville avait attirée mais qu’elle rejetait comme un corps étranger dangereux. Les femmes payaient un lourd tribut pour ces délits. La maison de force leur était échue, d’autant que rien n’était plus ordinaire que de
répandre des doutes sur leur vertu, même de celles dont la conduite était irréprochable.
À peine entré dans le bureau du lieutenant général de police, Nicolas comprit que ce qu’il appréhendait ne serait rien auprès de ce qui se préparait. L’air ennuyé de M. Le Noir ne trompait guère et son regard de côté vers un fauteuil placé devant la croisée en contrejour, dont le commissaire ne distinguait pas l’occupant, pouvait tout faire craindre. Une voix ironique s’éleva qu’il reconnut aussitôt.
– Alors, monsieur l’enquêteur aux affaires extraordinaires, il vous arrive de venir présenter à vos chefs les désastreuses conséquences de vos initiatives nocturnes ?
Il reprit un ton en dessous, plus menaçant encore.
– Ne vous avais-je point prié avec tous les égards dus à votre excessive susceptibilité, de tenir pour obligé de m’informer sur-le-champ – sur-le-champ, était-ce clair ? – de tout ce qui pourrait alimenter la cabale contre moi ?
Le ministre jaillit de son fauteuil, diable vêtu de noir, une boucle de sa perruque blanche déroulée lui battant la joue. Il se mit à son habitude à arpenter la pièce sous le regard de plus en plus désolé de Le Noir.
– Hein ! Hein ! Que dites-vous de cela ? Aurez-vous le dernier mot ? Ce serait bien la première fois !
– Nous procéderons par ordre, répondit Nicolas, impassible.
Weitere Kostenlose Bücher