L'Hôtel Saint-Pol
d’acier, et qu’il était armé d’une forte dague.
Dans la pièce attendait un homme qu’il avait vu, autrefois, il y avait bien longtemps de cela, pendant quelques minutes seulement. Il ne le reconnut pas.
Jean sans Peur ne savait pas que ces quelques minutes effacées de son souvenir étaient les conductrices de sa vie ; qu’à cause de ces minutes, il avait deux fois déjà perdu l’occasion de la suprême fortune ; que, grâce à ces minutes, jadis, à Dijon, sa femme Marguerite de Hainaut s’était dressée devant lui ; que bien plus tard, tout récemment, alors que le coup de main avait admirablement réussi, alors qu’il était maître de l’Hôtel Saint-Pol, Odette de Champdivers avait, à cause de ces minutes, détourné sa main prête à saisir la couronne. Non, le duc de Bourgogne ne savait pas cela. Les minutes et l’homme s’étaient abolis, dans son souvenir.
L’homme était tout en hauteur et en maigreur, avec des mouvements onduleux et souples de reptile, et un masque de tranquillité tragique, desérénité sardonique. S’il est possible à un être humain de figurer le prince des ténèbres, cet homme-là était Satan.
– Comment vous appelez-vous ? demanda rudement Jean sans Peur.
– Vous savez que je me nomme Saïtano et vous me demandez mon nom : c’est un mensonge. Vous avez besoin de moi. Ne nous fâchons pas. Quant à moi, monseigneur, je suis tout à vos ordres. Il y a douze ans que j’attends l’occasion de mettre à votre service ma pauvre science.
– Douze ans ? interrogea le duc étonné.
– Exactement douze ans, cinq mois et neuf jours. J’attends depuis la nuit du 12 juin de l’an 1395… Vous voyez.
Jean sans Peur fouilla sa mémoire, et il y vit fulgurer cette date que Saïtano lui jetait audacieusement : c’était la nuit du faux mariage, de l’assassinat de Laurence d’Ambrun, mère de sa fille Roselys…
Jean sans Peur frissonna. Mais le reste se perdit dans les brumes. La scène du logis Passavant émergeait seule. La visite de Saïtano venant lui livrer le petit Hardy était un maigre événement disparu.
Il haussa les épaules, et avec un dédain opaque du féodal pour le savant, pour l’homme de peu, de rien :
– On m’a assuré que vous vous mêlez de sorcellerie. Est-ce vrai ?
– Puisquevous m’avez mandé et que je suis venu, c’est que c’est vrai, monseigneur.
Le duc considérait l’homme, toujours avec dédain.
– Qu’avez-vous là, sur la joue droite ?
– Sur la joue ! fit Saïtano en riant d’un rire sec.
– Ne riez pas ! gronda le duc. Et dites-moi ce que c’est.
– Qu’est-ce donc, seigneur duc ? Que voyez-vous ? Ne pas rire ! Diable… c’est difficile !
– Ris à ton aise, et explique-toi, dit Jean sans Peur en reculant de deux pas. Tu portes à la joue une… deux… cinq cicatrices pâles. Par Notre-Dame, on dirait la trace d’une main !
Saïtano riait, comme d’autres grincent et pleurent. Il se courba.
– Une trace de main, dit le sorcier, c’est bien cela. Mais pourquoi dites-vous pâle ?
– Rose… est-ce un signe ?
– Un signe, oui. Mais pourquoi rose ?
Saïtano se redressa, et Jean sans Peur recula de deux pas encore : la cicatrice en forme de main avec les cinq doigts vaguement indiqués était maintenant d’un rouge vif, et il semblait que le sang allait en jaillir…
– C’est un signe de l’enfer ?…
– Vous l’avez dit, répondit Saïtano en cessant de rire. C’est le signe que je porte l’enfer en mon cœur. Mais j’espère qu’un jour je pourrai l’effacer.
– Soit. Réponds maintenant… Tu es sorcier ? Tu fais de l’or ?
– Ah ! s’écria Saïtano, j’espère que vous allez me demander mieux ! De l’or ? Je n’en fais pas. Je n’en fais plus. Si vous voulez de l’or, adressez-vous à maître Nicolas Flamel, dans la rue aux Écrivains, près de Saint-Jacques de la Boucherie. Moi, je ne fais pas d’or. Je n’en fais plus. Dans la recherche du Grand Œuvre, je suis monté plus haut, si haut que l’or, symbole de richesse et de puissance, m’apparaît comme un misérable jouet d’enfant. Si l’or avait contenté mon insatiable soif de savoir, j’en eusse fait assez pour m’acheter une royauté. Car tout s’achète. Nicolas Flamel fait de l’or. Il obtient à grand’peine et grand’sueur quelques lingots qui lui permettent de vivre en bourgeois prospère. Son ambition s’arrête là. Pourtant, il en
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