L'Hôtel Saint-Pol
fait assez pour vous tirer d’embarras si vous avez donné votre signature aux juifs. Quant à moi, je n’ai pas le temps.
– Que fais-tu donc ? dit Jean sans Peur étonné.
– Vous l’avez dit, monseigneur, je me mêle de sorcellerie.
– Tu sais où cela peut te mener ?
– À la potence. Je sais. Mais je n’ai pas peur. Et puis trop de gens ont intérêt à me laisser vivre… la reine, par exemple, la reine qui vous a dit : « Si vous voulez faire un pacte avec le diable, faites venir Saïtano de la Cité ! »
– Tu sais cela ?
– Je pourrai vous dire que c’est de la sorcellerie, et vous me croiriez. J’aime mieux vous avouer que j’ai été avisé par l’illustre reine du désir que vous aviez à me voir.
– En effet, j’ai besoin de vous. Par celle que vous dites, je sais votre habileté. Mais pour le service que j’attends de vous, que me demandez-vous ? Si c’est de l’or…
Le rire aigre, méchant, pervers, éclata, fusa, retentit longuement. Saïtano n’en finissait plus de rire, et cela impressionna le duc peut-être plus que la main rouge qui maintenant passait à une couleur plus violente. Il continua :
– Aimes-tu mieux de la puissance ?
– Monseigneur, dit gravement Saïtano, si je veux, je ferai assez d’or pour acheter le trône que vous convoitez. Ne parlons pas de la puissance que vous pouvez me donner. Cela me ferait rire encore, et cela me fait mal, affreusement mal.
– Rire te fait mal ?…
– Oui : « à la main… »
– À la main ?
– Oui : à la main qui est là… là ! Sur ma joue ! Ne la voyez-vous pas qui va saigner parce que vous m’avez fait rire ?
Une goutte de sang parut sur la joue. Saïtano grogna quelque chose comme un juron, essuya le sang et dit :
– Je n’ai pas le droit de rire… Pas encore !
– Que veux-tu alors ?
– Rien, dit Saïtano.
– Tu ne veux rien ?
– Rien !
Jean sans Peur frémit. Saïtano, dès lors, lui apparut plus redoutable, doué de ces forces qu’on ne peut combattre, auxquelles il est inutile de résister quand elles vous happent au passage. Saïtano l’étudiait. Il le vit tout près de renoncer, et à son tour, il eut peur. Il tenta la diversion.
– Vous m’avez demandé ce que je fais, dit-il. Monseigneur, il faut que vous le sachiez. Car il est possible que je ne puisse, pas vous rendre le service que vous attendez de moi. Connaissant exactement mes moyens, vous pourrez juger de l’utilité que mon aide est capable de fournir.
– Oui, fit Jean sans Peur. J’aime mieux savoir en effet de quoi tu es capable.
La physionomie de Saïtano se transforma, s’humanisa. L’éclat de ses yeux devint insoutenable, mais cessa d’évoquer des pensées extra-humaines. Le pli sardonique de ses lèvres minces disparut.
– J’ai commencé par faire de l’or ; j’ai obtenu des diamants qui fulguraient au fond de mes creusets ; j’ai condensé des béryls qui me regardaient de leurs yeux glauques et méchants comme s’ils m’en eussent voulu de les avoir tirés du néant. C’est de la banale science à la portée des enfants. Ce que je fais maintenant est fabuleux, et quand j’y songe j’ai peur de mourir foudroyé par l’orgueil. Ce que je veux faire est sublime, car je serai alors l’égal de Dieu. J’y suis. J’y touche. Depuis une quinzaine d’années, je sens que je ne suis séparé de Dieu que par une ombre, un rien… C’est ce rien qui me reste à trouver, et tout sera dit, le Grand Œuvre sera achevé. Jugez de ma puissance… Je « fais » de l’intelligence et de la stupidité, à mon gré. Je « fais » de la mémoire. Je « fais » de l’orgueil. Je « fais » de l’amour. Je prends un cerveau, je l’illumine ou, je l’éteins, je le fais resplendir ou agoniser, je lui donne des pensées abjectes ou sublimes, je le transforme dix fois par jour si cela me plaît, je le façonne, j’y bâtis des rêves, je les démolis, j’y projette des images mortes ou vivantes, et je les efface… Je suis le maître d’une pensée qui n’est pas la mienne. Voilà ce que je fais !
Saïtano, debout, vibrant, son doigt maigre dressé, les cheveux en désordre et le front ruisselant, semblait évoquer et faire palpiter l’impossible.
– C’est cela que je fais. Et cela, entendez-vous bien, ce n’est que la route tortueuse qui me conduira à ce que je veux. Or je veux « faire de la vie !… » J’ai fouillé la mort. Je
Weitere Kostenlose Bücher