L'Hôtel Saint-Pol
griffes. Soyez le plus fort. Appesantissez votre poigne sur l’épaule de cette fille et dites : Tu es à moi ! Elle criera, c’est sûr. Mais elle vous admirera. L’admiration, dans le cœur des femmes, c’est la porte toute grande ouverte à l’amour. Huit jours elle vous détestera de votre violence… Alors, continuez à lui parler en maître et prenez la cravache. Bientôt, elle jugera votre force. Conquise, vaincue par la violence, elle sera à vous pour toujours. Elle sera la reine que vous souhaitez. Un philtre ? Bon pour quelque pauvre seigneur sans importance… Vaincue par un philtre, elle vous méprisera quand l’effet du philtre se sera dissipé. Et le mépris, seigneur, c’est plus horrible, plus invincible que la haine. Au contraire, si vous ne la tenez que de votre force, elle s’abandonnera. Et puis, qui vous prouve qu’en secret elle ne vous aime pas déjà ? Je lui parlerai, moi. Je lui dirai qui vous êtes, qui vous serez. Le reste vous regarde. Dois-je donc vous apprendre que le droit, la justice, l’honnêteté ne sont que des mots vides de sens ? Vous le savez bien qu’il n’y a au monde qu’une force : la Force. Debout, monseigneur, debout pour la conquête d’Odette de Champdivers, voilà mon philtre !
Ces conseils étaient admirables en ceci qu’ils étaient exactement les conseils attendus par Jean sans Peur.
Alors, pourquoi avait-il fait venir le sorcier ? Pour demander des conseils ? Non : pour obtenir un philtre. Saïtano se transformait en confident, voilà tout. Son rôle s’amplifiait.
Vendeur d’un philtre, on l’eût renvoyé une fois la marchandise obtenue. Il venait de se rendre indispensable.
Autre aspect : la passion du duc de Bourgogne pour Odette de Champdivers était sincère et profonde. L’homme que ballotte un sentiment absolu fait des mouvements de noyé. Il s’accroche à ce qu’il peut. Il appelle ce qu’il peut. Il ne sait plus…
Jean sans Peur se releva et dit :
– Vous vous chargez de parler à cette jeune fille ?
– Oui, monseigneur. Je vous demande trois jours. Dans trois jours, si elle ne vous témoigne pas un sentiment nouveau qui vous étonnera, je consens à être livré par vous au prévôt qui m’enverra tout droit à Montfaucon.
– Tu t’avances, beaucoup, l’ami ? dit avidement le duc. Es-tu sûr ?
– Trois jours… C’est tout ce que je demande.
– Bien ! Le reste me regarde, entends-tu ? Même le vieux Champdivers… Seulement, si tu m’as trompé…
– Trois jours ! interrompit Saïtano avec un éclat de rire.
Ils ne se dirent plus rien. Le duc de Bourgogne conduit lui-même le sorcier jusqu’à cette porte basse par où le chevalier de Passavant avait quitté l’hôtel sur les épaules de Bragaille et de Brancaillon. Puis il remonta dans sa chambre à coucher. Au point du jour, il se jeta tout habillé sur son lit et s’endormit d’un lourd sommeil.
XXVI – LA MÉMOIRE ET LE CŒUR
L’aube éclairait la Cité d’une lumière semblable à de la tristesse diffuse pesant sur le dessin fantomal des maisons estompées de brouillard. L’antre du sorcier était silencieux. Saïtano, d’un pas furtif qu’il n’entendait pas lui-même, allait et venait dans la salle à la table de marbre.
Sur la joue du sorcier, la marque des doigts de sang s’était évanouie. Mais dans son cœur, le souvenir de l’injure demeurait sans doute ineffaçable, car sa figure tourmentée reflétait les joies violentes de la vengeance – car Saïtano était homme encore par certains côtés – et si haut qu’il se fût élevé dans les spéculations de l’impossible, il n’arrivait pas à oublier.
On l’eût entendu gronder : Tant que je n’aurai pas anéanti le souvenir de l’outrage, je demeure indigne de travailler au Grand Œuvre. Et pourtant je suis si près du but !… Gérande ! holà ! Gérande !
La brave femelle fit son apparition.
Saïtano, le ton bref, demanda :
– A-t-elle bu le philtre ?
– Oui.
– Que dit-elle ?
– Elle tremble. Lorsque vous avez relâché Hardy de Passavant, je vous ai crié malheur.
– Que fait-elle ? interrompit rudement Saïtano.
– Elle pleure. Et maintenant, vous voulez relâcher Laurence d’Ambrun… Malheur pire ! Vous êtes stupide, maître !
– Tais-toi, gueuse ! hurla Saïtano. Sache seulement que celle que je vais lâcher sur l’Hôtel Saint-Pol ne s’appelle pas Laurence d’Ambrun. Elle s’appelle
Weitere Kostenlose Bücher