L'Hôtel Saint-Pol
monseigneur d’Orléans ; voici monseigneur de Berry. Lequel des trois allons-nous manger le premier, dites, gourmande ?
La tigresse tourna un moment autour des friandises, les flaira en connaisseuse, et tout à coup, délicatement, d’un tour de langue, en fit disparaître une dans sa gueule.
– Orléans ! cria Isabeau en battant des mains. C’est Orléans que nous mangerons le premier. Bravo, ma belle ! Je n’eusse pas mieux choisi ! Le frère du roi… peste !
À ce moment, on gratta légèrement à la porte. Elle courut ouvrir. Bois-Redon était là…
– Viendra-t-il ? demanda Isabeau haletante.
– Il vient, dit Bois-Redon. Le voici !
La reine ouvrit une autre porte solide qui donnait sur une autre salle vaste et nue : le logis d’Impéria. La tigresse, habituée, s’y jeta aussitôt d’un glissement onduleux. Au même instant, Isabeau se retourna et vit Jean sans Peur qui entrait. Elle lui désigna l’un des deux fauteuils. Et comme il s’inclinait en refus respectueux :
– Allons, dit-elle d’une voix sérieuse, ce n’est pas la reine qui vous a fait venir ici, c’est Isabeau. C’est cette femme, Jean de Bourgogne, qui vous reçut, il y a douze ans, une nuit de juin, au bord du vaste escalier de granit, c’est la même qui vous apparut alors comme une déesse, la même femme devant qui vous avez tremblé de passion, la même qui vous aimait, Jean sans Peur ! La même qui vous promit la couronne de Charlemagne ! La même à qui, vous, avant de partir pour Dijon, où vous deviez tuer votre femme Marguerite de Hainaut, vous avez dit : J’accepte !… Donc, ne vous mettez pas en peine d’une vaine étiquette, et asseyez-vous devant Isabeau de Bavière.
L’attaque était formidable.
– Asseyez-vous, ajouta-t-elle d’un ton bref, en prenant place elle-même dans l’un des fauteuils.
Et comme il hésitait.
– N’ayez aucune crainte. J’ai eu cent occasions de vous atteindre par le fer ou par le poison. Si j’avais voulu votre mort, il y a des années qu’on ne parlerait même plus de vous.
– Madame, si j’ai accepté de suivre votre capitaine, seul, sans escorte, sans dire à personne que je venais ici, n’est-ce pas la preuve de ma confiance ? Nul ne sait où vous êtes. Tandis qu’on vous croit bien loin, vous vivez secrètement dans votre palais. Nul ne sait que je suis venu. Si j’étais tué, qui donc saurait où est mon cadavre ? Pourtant, je suis venu. C’est que j’ai voulu me disculper, vous apprendre ce que vous ignorez, vous dire…
– Que lorsque vous êtes arrivé à Dijon, interrompit Isabeau, vous avez vu votre femme se dresser devant vous, prévenue déjà de ce que nous avions résolu : je le sais ; je l’ai su tout de suite.
Jean sans Peur demeura stupéfait. La reine ajouta :
– C’est ce qui fait que je vous ai pardonné, et… que vous êtes vivant. Ce que je n’ai pu vous pardonner, c’est de n’être pas venu à moi. Quand vous avez cru tout perdu, au lieu d’aller vous faire battre par Bajazet, il fallait regagner l’Hôtel Saint-Pol, et nous eussions ensemble combiné un autre plan de grandeur et de gloire. Je vous ai fait venir pour vous dire cela… Et autre chose encore.
Isabeau s’était levée.
– Madame, balbutia Jean sans Peur, ce fut, il est vrai, l’erreur de ma vie. Mille fois je l’ai regrettée amèrement, et ce soir, en vous voyant telle que dans mes rêves je vous ai si souvent appelée, mon regret devient du désespoir.
– J’avais encore ceci à vous dire, duc ! reprit Isabeau. Depuis votre retour à Paris, vous me fuyez. Pourquoi ? Suis-je donc de celles dont on a peur ? Passez en revue les plus belles de votre cour et de la cour de France. Nobles et bourgeoises, demoiselles et filles du peuple, cherchez ! Et regardez-moi.
– Vous m’affolez, murmura Jean sans Peur. Ne vous jouez pas de moi !…
– N’ai-je pas ma beauté ? continua la reine d’un accent de gravité qui, en effet, l’affolait. J’ai mon orgueil aussi. Et mon orgueil, c’est ma beauté. Je sais que nulle n’est plus belle que moi, je le sais, j’en suis fière, et je demande pourquoi Jean de Bourgogne s’écarte de moi…
Elle était haletante, et qui sait ? peut-être sincère !
Jean sans Peur se leva, lui aussi, et, la voix ardente, les lèvres brûlantes :
– Vous me demandez pourquoi je me suis écarté de vous ! Isabeau, j’ai souffert, j’ai pleuré ; oui, moi, j’ai
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