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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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boyau en tenant la lanterne vers le sol pour se garder des scorpions et par crainte d’incendier le plafond. Après une brève reptation, il était arrivé au bout, heurtant du chef contre le dur mélèze, extrême Thulé de la Daphne, derrière quoi on entendait se brasser l’eau contre la carcasse. Il ne pouvait donc y avoir plus rien au-delà de ce cul-de-sac.
    Ensuite, il s’était arrêté, comme si la Daphne n’eût pu lui réserver d’autres secrets.

    Si la chose peut apparaître bizarre, qu’en une semaine et plus d’un séjour inactif Roberto n’eût pas réussi à tout voir, qu’il suffise de penser à ce qui arrive à un enfant qui pénétrerait dans les greniers ou dans les caves d’une grande et ancestrale demeure au plan accidenté. À chaque pas se présentent des caisses de vieux livres, des vêtements qu’on ne porte plus, des bouteilles vides, et des monceaux de fagots, des meubles abîmés, des armoires poussiéreuses et instables. Le bambin va, s’attarde à découvrir quelque trésor, entrevoit un passage, un couloir sombre et s’y figure une alarmante présence, il renvoie la recherche à une autre fois, et chaque fois il se risque à petits pas, d’un côté en craignant de trop se hasarder, de l’autre en goûtant quasiment d’avance de futures découvertes, oppressé par l’émotion des toutes récentes, et ce grenier ou cette cave ne finissent jamais, et peuvent lui réserver de nouveaux coins pour toute son enfance et au-delà.
    Et si le bambin était effrayé chaque fois par de nouveaux bruits, ou si, pour l’éloigner de ces dédales, on lui racontait chaque jour de glaçantes légendes – et si ce bambin, de surcroît, était aussi ivre – on comprend comment l’espace se dilate à chaque nouvelle aventure. Ce n’est pas autrement que Roberto avait vécu l’expérience de son territoire encore hostile.

    C’était de grand matin, et Roberto rêvait à nouveau. Il rêvait à la Hollande. Cela s’était passé quand les hommes du Cardinal le conduisaient à Amsterdam pour l’embarquer sur l’Amaryllis . Au cours du voyage, ils avaient fait une halte dans une ville, et il était entré dans la cathédrale. L’avait frappé la nitescence de ces nefs, si différentes de celles des églises italiennes et françaises. Dépouillées, à part quelques étendards suspendus aux colonnes nues ; clairs, les vitraux et sans images ; le soleil y créait une atmosphère laiteuse, interrompue seulement en bas par les rares figures noires des dévots. Au milieu de cette paix l’on n’entendait qu’un son, une mélodie triste, qui paraissait vaguer dans l’air éburnéen naissant des chapiteaux ou des clefs de voûte. Puis il s’était aperçu que dans une chapelle, dans le promenoir du chœur, un autre noirvêtu, seul dans un coin, jouait d’une petite flûte à bec, les yeux écarquillés dans le vide.
    Plus tard, quand le musicien eut fini, il s’approcha en se demandant s’il devait lui donner une obole ; celui-ci, sans le fixer au visage, le remercia pour ses éloges, et Roberto comprit qu’il était aveugle. C’était le carillonneur ( der Musycin en Directeur van de Klokwerken, il maestro dette campane, der Gbckenspieler, chercha-t-il à lui expliquer), mais cela faisait aussi partie de son travail que d’entretenir au son de la flûte les fidèles qui s’entretenaient le soir sur le parvis ou dans le cimetière autour de l’église. Il connaissait de nombreuses mélodies, et sur chacune il élaborait deux, trois, parfois cinq variations d’une complexité toujours plus grande, et il n’avait pas besoin de lire les notes : aveugle il était né et pouvait évoluer dans le bel espace lumineux (ainsi dit-il, lumineux) de son église en voyant, dit-il, le soleil avec sa peau. Il lui expliqua combien son instrument était une chose vivante, qui réagissait aux saisons, et à la température du matin et du couchant, mais que dans l’église régnait une sorte de tiédeur toujours diffuse qui assurait au bois une perfection constante – et Roberto eut à réfléchir sur l’idée de tiédeur diffuse que pouvait avoir un homme du Nord, alors que lui se refroidissait dans ces clartés.
    Le musicien lui joua encore deux fois la première mélodie, et il dit qu’elle s’intitulait «  Dœn Daphne d’over schoone Maeght » . Il refusa tout don, lui toucha le visage et lui dit, ou ainsi du moins Roberto le comprit, que «  Daphne  » était une chose

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