L'Ile du jour d'avant
fort évident de la pestis, quae dicitur bubonicay ainsi qu’il avait été aussitôt noté dans le journal de bord.
La panique s’était répandue sur le vaisseau. Inutile que le père Caspar racontât une histoire d’insectes : le pestiféré ment toujours pour ne pas être confiné, on le savait. Inutile qu’il assurât que lui, la peste, il la connaissait bien, et que cela, avec la peste, n’avait rien à voir pour de nombreuses raisons. L’équipage aurait presque voulu le jeter à la mer, pour isoler la contagion.
Le père Caspar tentait d’expliquer que, pendant la grande pestilence qui avait frappé Milan et l’Italie du Nord, une douzaine d’années auparavant, il avait été envoyé avec d’autres de ses frères pour prêter son aide dans les lazarets, pour étudier de près le phénomène. Et qu’il savait donc beaucoup sur cette calamité contagieuse. Il y a des maladies qui ne s’emparent que des individus et en des lieux et en des temps divers, tel le Sudor Anglicus, d’autres particulières à une seule région, telles la Dysenteria Melitensis ou l’Elephantiasis Aegyptia, et d’autres enfin, telle la peste, qui frappent un long temps tous les habitants de nombreuses régions. Or la peste est annoncée par des taches de soleil, des éclipses, des comètes, l’apparition d’animaux souterrains qui sortent de leurs tanières, de plantes qui sèchent par exhalaisons méphitiques : et aucun de ces signes ne s’était jamais manifesté ni à bord ni à terre, ni au ciel ni en mer.
En deuxième lieu, la peste est certainement produite par des vapeurs fétides qui montent des marais, par la délitescence des nombreux cadavres au cours des guerres, ou même par des invasions de locustes qui se noient en nuages dans la mer et puis refluent vers les rivages. La contagion, on la subit précisément à travers ces effluves qui entrent dans la bouche et par les poumons, et, à travers la veine cave, atteignent le cœur. Mais au cours de la navigation, sauf la fétidité de l’eau et de la nourriture, qui d’ailleurs donne le scorbut et pas la peste, ces matelots n’avaient souffert d’aucune exhalaison maléfique, au contraire ils avaient respiré de l’air pur et des vents très salubres.
Le capitaine disait que les traces des exhalaisons restent collées aux vêtements et à beaucoup d’autres objets, et que sans doute il y avait quelque chose à bord qui avait conservé longtemps et puis transmis la contagion. Et il s’était rappelé l’histoire des livres.
Le père Caspar avait emporté avec lui quelques bons livres sur la navigation, comme par exemple l’Arte del navegar de Medina, le Typhis Batavus de Snellius et le De rebus oceanicis et orbe novo décodés très de Pietro d’Anghiera, et il avait raconté un jour au capitaine qu’il les avait eus pour presque rien, et justement à Milan : après la peste, sur les murets le longs des Canaux, avait été mise en vente la bibliothèque entière d’un monsieur prématurément disparu. Et c’était là sa petite collection privée, qu’il emportait même sur les mers.
Pour le capitaine, il était évident que les livres, ayant appartenu à un pestiféré, représentaient les agents de la contagion. La peste est transmise, tout le monde le sait, par des onguents toxiques, et lui il avait lu l’histoire de personnes qui étaient mortes en se mouillant le doigt de salive pour feuilleter des ouvrages dont les pages avaient été précisément enduites de poison.
Le père Caspar s’escrimait : non, à Milan il avait étudié le sang des pestiférés avec une invention toute nouvelle, un technasme qui s’appelle lorgnette ou microscope, et il avait vu flotter dans ledit sang comme des vermiculi et ce sont précisément les éléments de ce contagium animatum qui s’engendrent par vis naturalis à partir de toute putréfaction, et qui se transmettent ensuite, propagatores exigui , à travers les pores sudorifères, ou la bouche, ou parfois même l’oreille. Mais ce pullulement est chose vivante et a besoin de sang pour se nourrir, il ne survit pas douze ans et plus entre les fibres mortes du papier.
Le capitaine n’avait pas voulu entendre raison, la petite et belle bibliothèque avait fini portée par les courants. Pourtant cela ne suffisait pas : bien que le père Caspar continuât de s’escrimer à dire que la peste peut être transmise par les chiens et par les mouches mais, selon sa science, certes pas par les
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