L'Ile du jour d'avant
et, l’ayant abandonnée, il touchait les Tonga ; ensuite il parvenait grosso modo où était arrivée la Daphne , j’ai lieu de croire, mais là aussi il passait entre les barrières de corail, et mettait le cap sur la Nouvelle-Guinée. C’était comme un coup de bricole au billard, et il semble que pendant de nombreuses années encore les navigateurs seraient destinés à arriver à deux encablures de l’Australie sans la voir.
Prenons donc pour bon le récit du père Caspar. En suivant souvent les caprices des vents alizés, la Daphne avait fini au milieu d’une autre tempête et se trouvait dans un piteux état, au point qu’ils avaient dû atterrir sur une île Dieu sait où, sans arbres, toute de sable disposé en anneau autour d’un petit lac central. Là, ils l’avaient remise à flot, et voilà comment s’explique qu’à bord il n’y eût plus les provisions de bois de construction. Après quoi, ils avaient repris leur navigation et au bout du compte jeté l’ancre dans cette baie. Le capitaine avait envoyé la barque à terre avec une avant-garde, il en avait tiré la conclusion que l’île était inhabitée, à tout hasard il avait chargé et pointé selon les règles de l’art ses quelques canons, puis avaient commencé quatre entreprises, toutes fondamentales.
Primo, l’aiguade et les vivres, car ils étaient arrivés à l’extrême limite ; secundo, la capture d’animaux et la récolte de plantes à ramener dans la patrie pour la joie des naturalistes de la Compagnie ; tertio, l’abattage d’arbres afin de pourvoir à une nouvelle réserve de grands troncs, et de planches, et de toute sorte de matériel pour les futures mésaventures ; et enfin, la mise en œuvre, sur une hauteur de l’île, de l’Observatoire Maltais, et c’était là l’entreprise la plus laborieuse. Ils avaient dû extraire du fond de cale et transporter au rivage tous les instruments de charpentier et les différents morceaux de l’Observatoire, et tous ces travaux avaient pris d’autant plus de temps que l’on ne pouvait débarquer directement dans la baie : entre le navire et le rivage s’étendait, presque à fleur d’eau et avec peu de passages trop étroits, une barbacane, une fausse braie, un terre-plein, un Erdwall tout fait de coraux – en somme, ce que nous appellerions nous, aujourd’hui, une barrière de corail. Après nombre d’infructueuses tentatives, ils avaient découvert que l’on devait chaque fois doubler le cap au sud de la baie, derrière lequel se trouvait une petite crique qui permettait l’accostage. « Et voilà pourquoi cette barque abandonnée par matelots nous hora ne voyons non, bien que encore là derrière elle est, heu me miserum ! Comme on le déduit de la transcription de Roberto, ce Teuton vivait à Rome, parlant latin avec ses frères de cent pays, mais il n’avait pas grande pratique de l’italien.
L’Observatoire terminé, le père Caspar avait commencé ses relevés, qui s’étaient poursuivis avec succès durant presque deux mois. Et pendant ce temps, que faisait l’équipage ? Il devenait paresseux, la discipline de bord se relâchait. Le capitaine avait embarqué quantité de tonnelets d’eau-de-vie, qui ne devait servir que de cordial pendant les tempêtes, avec grande parcimonie, ou bien d’échange avec les indigènes ; en revanche, se rebellant à tout ordre, l’équipage avait entrepris de les porter sur le tillac, tous en avaient abusé, même le capitaine. Le père Caspar travaillait, eux vivaient comme des brutes, et du haut de l’Observatoire on entendait leurs chants impudiques.
Un jour qu’il faisait très chaud, le père Caspar, tout en travaillant seul à l’Observatoire, avait ôté sa soutane (péchant, disait avec honte le bon jésuite, contre la modestie, que Dieu puisse maintenant lui pardonner, s’il l’a aussitôt puni !), un insecte le piqua à la poitrine. Au début il n’avait ressenti qu’un élancement, mais, à peine ramené à bord, le soir, une grande fièvre l’avait saisi. Il n’avait raconté à personne l’incident, la nuit il avait des grondements d’oreille et des lourdeurs de tête, le capitaine lui avait ouvert sa soutane et qu’avait-il vu ? Une pustule, comme peuvent en produire les guêpes, que dis-je, même les moustiques de grandes dimensions. Mais aussitôt cette enflure était devenue à ses yeux un carbunculus, un anthrax, un furoncle noircissant – bref – un bubon, symptôme
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