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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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rats, l’équipage entier s’était mis à la chasse aux muridés, tirant partout de ses armes à feu, au risque de provoquer des voies d’eau dans le fond de cale. Et enfin, comme après un jour la fièvre du père Caspar continuait et que son bubon n’avait pas l’air de diminuer, le capitaine avait pris sa décision : tous se rendraient sur l’Île et attendraient là que le père mourût ou guérît, et que le vaisseau se purifiât de tout influx et flux malin.
    Aussitôt dit aussitôt fait, toute autre âme vive à bord était montée sur la chaloupe, chargée d’armes et d’outils. Et comme l’on prévoyait que, entre la mort du père Caspar et la période où le vaisseau se serait purifié, deux ou trois mois devraient passer, ils avaient décidé qu’il fallait construire à terre des cabanes, et tout ce qui pouvait faire de la Daphne un atelier avait été remorqué vers la terre.
    Sans compter la plupart des tonnelets d’eau-de-vie.
    « Cependant, ils n’ont pas une bonne chose faite », commentait Caspar avec amertume, et plein de peine pour la punition que le ciel leur avait réservée pour l’avoir délaissé telle une âme perdue.
    De fait, à peine arrivés, ils étaient allés de suite abattre quelques animaux dans les fourrés, avaient allumé des grands feux le soir sur la plage et fait gogaille, pendant trois jours et trois nuits.
    Les feux avaient probablement attiré l’attention des sauvages. Même si l’Île était inhabitée, dans cet archipel vivaient des hommes noirs comme des Africains, qui devaient être de bons navigateurs. Un matin le père Caspar avait vu arriver une dizaine de « piragves », qui venaient de Dieu sait où, d’au-delà de la grande île à l’Occident, et ils se dirigeaient vers la baie. C’étaient des embarcations creusées dans un tronc comme celles des Indiens du Nouveau Monde, mais doubles : l’une contenait l’équipage et l’autre glissait sur l’eau telle une luge.
    Le père Caspar avait d’abord eu peur qu’ils ne prissent la direction de la Daphne , mais ils paraissaient vouloir l’éviter et ils pointaient sur la petite crique où avaient débarqué les matelots. Il avait cherché à crier pour avertir les hommes sur l’Île, mais eux dormaient, ivres. Bref, les matelots les avaient trouvés soudain devant eux qui débouchaient de la futaie.
    Ils avaient bondi sur leurs pieds, les indigènes avaient aussitôt montré des intentions belliqueuses, mais personne ne comprenait plus rien, et encore moins où ils avaient laissé leurs armes. Seul le capitaine s’était avancé et avait étendu raide mort un des assaillants, d’un coup de pistolet. À entendre la détonation, et voir leur compagnon qui tombait sans qu’aucun coup l’eût atteint, les indigènes avaient fait signe de soumission, et l’un d’eux s’était approché du capitaine en lui tendant un collier qu’il portait au cou. Le capitaine s’était incliné, puis cherchant évidemment un objet à donner en échange, il s’était retourné pour demander quelque chose à ses hommes.
    Ce faisant, il avait montré le dos aux indigènes.
    Le père Wanderdrossel pensait que les indigènes avaient été tout de suite impressionnés, non pas d’abord par le coup de feu, mais par l’allure du capitaine, qui était un géant batave à la barbe blonde et aux yeux bleus, qualités que ces natifs attribuaient probablement aux dieux. Pourtant, à peine ils avaient vu le dos de celui-ci (et comme il est évident que ces peuples sauvages ne croyaient pas que les divinités eussent aussi une épine dorsale), que sur l’instant le chef des indigènes, avec le casse-tête qu’il tenait à la main, l’avait assailli, lui fendant le crâne, et le capitaine était tombé, face à terre, sans plus bouger. Les hommes noirs s’étaient abattus sur les matelots qui ne savaient comment se défendre, et les avaient exterminés.
    Alors commença un horrible banquet, qui s’était prolongé durant trois jours. Le père Caspar, malade, avait tout suivi avec la lunette d’approche, et sans pouvoir rien faire. Cet équipage était devenu viande de boucherie : Caspar les avait vus d’abord dénuder (avec les hurlements de joie des sauvages qui se partagent objets et habits), puis démembrer, puis cuire, enfin manger à petites bouchées, avec grand calme, entre des gorgées d’une boisson fumante et certains chants qui eussent semblé à quiconque pacifiques, s’ils n’avaient

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