L'Ile du jour d'avant

Jugement Dernier ! Et alors il n’y aurait plus ni la terre ni les planètes, mais d’autres ciels et de nouvelles terres !
    — D’accord, s’ils ne sont que des esprits damnés, il pourra y en avoir mille millions même sur la pointe d’une aiguille. Mais il y a des étoiles que nous ne voyons pas à l’œil nu, et qui, par contre, se voient avec votre lunette d’approche. Eh bien, vous ne pouvez pas penser à une lunette cent fois plus puissante qui vous permet de voir d’autres étoiles, et puis à une mille fois plus puissante encore qui vous fait voir des étoiles encore plus loin, et ainsi de suite ad infinitum  ? Vous voulez placer une limite à la création ?
    — La Bible ne parle pas de cela.
    — La Bible ne parle pas non plus de Jupiter, et pourtant vous la regardiez l’autre soir avec votre maudite lunette d’approche.
    Roberto savait déjà quelle serait la vraie objection du jésuite. Comme celle de l’abbé le fameux soir où Saint-Savin l’avait défié en duel : qu’avec des mondes infinis on n’arrive plus à donner un sens à la Rédemption, et que l’on est contraint de penser ou à d’infinis Calvaires, ou à notre plate-bande terrestre comme à un point privilégié du cosmos, sur quoi Dieu a permis à son Fils de descendre pour nous délivrer du péché, alors qu’à d’autres mondes il n’a pas accordé pareille grâce, trait de honte sur son infinie bonté. Et de fait, telle fut la réaction du père Caspar, ce qui autorisa Roberto à lui donner de nouveau l’assaut.
    — Quand a-t-il eu lieu, le péché d’Adam ?
    — Mes frères ont des calculs mathématiques parfaits factum, sur la base des Scriptures : Adam a péché trois mille neuf cent et quatre-vingt-quatre ans avant la venue de Notre Seigneur.
    — Eh bien, sans doute ignorez-vous que les voyageurs arrivés de la Chine, d’entre lesquels nombre de vos frères, ont trouvé les listes des monarques et des dynasties des Chinois, de quoi on déduit que le royaume de la Chine existait il y a plus de six mille ans, et donc avant le péché d’Adam, et s’il en est ainsi pour la Chine, Dieu sait pour combien de peuples encore. Par conséquent le péché d’Adam, et la rédemption des Juifs, et les belles vérités de notre Sainte Église Romaine qui en sont issues, ne concernent qu’une partie de l’humanité. Mais il y a une autre partie du genre humain qui n’a pas été touchée par le péché originel. Cela n’enlève rien à l’infinie bonté de Dieu, qui s’est comporté avec les Adamites ainsi que le père de la parabole avec son Fils Prodigue, en sacrifiant pour eux seuls son Fils. Mais de même que, pour avoir fait tuer le veau gras au retour de son fils pécheur ce père n’en aimait pas moins les autres frères bons et vertueux, de même notre Créateur aime très tendrement les Chinois comme tous les autres qui sont nés avant Adam, et il est heureux qu’ils n’aient pas été sous le coup du péché originel. S’il en est allé ainsi sur la terre, pourquoi ne devrait-il pas en être allé de même sur les étoiles ?
    — Mais qui a dit à toi cette kouillonnade ? avait crié, furieux, le père Caspar.
    — Beaucoup en parlent. Et un savant arabe a dit que l’on peut le déduire même d’une page du Coran.
    — Et tu dis à moi que le Koran prouvait la vérité d’une chose ? Oh, Dieu tout-puissant, je t’en prie foudroie ce très-vain fatulent suffisant outrecuidant turbulent rebelle, bête d’homme, fistulo, chien et démon, maldit mâtin morbide, que lui ne met plus le pied sur ce navire !
    Et le père Caspar avait levé et fait claquer le funain tel un fouet, d’abord touchant Roberto au visage, puis abandonnant la corde. Roberto s’était retourné tête en bas, s’était escrimé, se débattant, sans réussir à tirer le grelin assez pour le tendre, il hurlait au secours en buvant, et le père Caspar lui criait qu’il voulait le voir pousser son dernier hoquet et haleter son agonie, de façon qu’il sombrât dans l’enfer ainsi qu’il convient à des malnés de sa race.
    Ensuite, comme il était d’esprit chrétien, quand il lui avait semblé que Roberto était suffisamment puni, il l’avait hissé. Et, pour ce jour-là, aussi bien la leçon de natation que celle d’astronomie étaient finies, tous deux étaient allés dormir, chacun de son côté, sans s’adresser la parole.

    Ils s’étaient réconciliés le lendemain. Roberto avait confié que