L'Ile du jour d'avant
la mer des dizaines et des dizaines de planches – et puis qui sait encore…
Impossible, du moins en l’état de ses connaissances, fussent-elles hydrostatiques ou hydrodynamiques. Mieux valait continuer à se fier à la nage. Du milieu d’un courant, un chien qui gigote atteint plus facilement la rive qu’un chien dans une corbeille.
Il fallait donc qu’il poursuive son apprentissage. Et il ne lui suffirait pas d’apprendre à nager entre la Daphne et le rivage. Même dans la baie, à différents moments du jour, selon le flux et le reflux, des courants mineurs se manifestaient : et donc, à l’heure où il voguerait avec confiance vers l’Orient, le jeu des eaux eût pu l’emporter d’abord à l’Occident et puis droit vers le cap septentrional. Il devrait alors s’entraîner à nager aussi à contre-courant. Chanvre aidant, il ne devrait pas renoncer à défier aussi les eaux à gauche de la carcasse.
Les jours suivants, comme il se trouvait du côté de l’échelle, Roberto s’était souvenu qu’à la Grive il n’avait pas vu nager seulement des chiens, mais des grenouilles aussi. Et puisque un corps humain dans l’eau, jambes et bras écartés, rappelle davantage la forme d’une grenouille que celle d’un chien, il s’était dît qu’il était peut-être possible de nager comme elle. Il s’était même aidé vocalement. Il hurlait « croax, croax » et jetait bras et jambes hors de l’eau. Ensuite il avait cessé de coasser parce que ces émissions bestiales avaient pour effet de donner trop d’énergie à son bond et de lui faire ouvrir la bouche, avec les conséquences qu’un nageur novice aurait pu prévoir.
Il s’était transformé en une grenouille vieillie et posée, majestueusement silencieuse. Lorsqu’il sentait ses épaules lasses, pour ce mouvement continu des mains à la surface de l’eau, il reprenait more canino . Une fois, comme il regardait les oiseaux blancs qui suivaient, vociférateurs, ses exercices, parfois arrivant à pic à quelques brasses de lui pour se saisir d’un poisson (le Coup de la Mouette !), il avait même essayé de nager à leur image en vol, avec un ample mouvement alaire des bras ; mais il s’était rendu compte qu’il est plus difficile de garder fermés la bouche et le nez qu’un bec, et il avait renoncé à l’entreprise. Maintenant il ne savait plus quel animal il était, chien ou grenouille ; peut-être un vilain crapaud pelu, un quadrupède amphibie, un centaure des mers, une mâle sirène.
Pourtant, parmi ces différentes tentatives, il s’était aperçu que, bien ou mal, il se déplaçait : en effet, il avait commencé son voyage à la proue et à présent il se trouvait à plus de la moitié du flanc. Mais quand il avait décidé de rebrousser chemin et de revenir à l’échelle, il s’était rendu compte que ses forces l’avaient lâché, et il avait dû se faire remorquer par la corde.
Ce qui lui manquait, c’était la bonne respiration. Il réussissait à aller mais pas à revenir… Il était devenu nageur, mais comme ce monsieur dont il avait entendu parler, qui avait fait tout le pèlerinage de Rome à Jérusalem, un demi-mille par jour, en allant et venant dans son jardin. Il n’avait jamais été un athlète, mais les mois sur l’Amaryllis, toujours enfermé dans sa chambre, les tribulations du naufrage, l’attente sur la Daphne (sauf les rares exercices que lui imposait le père Caspar), l’avaient amolli.
Roberto n’a pas l’air de savoir qu’en nageant il se renforcerait ; il semble plutôt penser à se renforcer pour pouvoir nager. Nous le voyons donc avaler deux, trois, quatre jaunes d’œufs d’un seul coup, et dévorer une poule entière avant de s’essayer à un nouveau plongeon. Encore heureux qu’il y eût la corde. À peine dans l’eau, il avait été pris de convulsions telles que pour un peu il ne serait plus parvenu à remonter.
Le voilà, le soir, à méditer sur cette nouvelle contradiction. Avant, quand il n’avait pas le moindre espoir de pouvoir l’atteindre, l’Île paraissait encore à portée de main. À présent qu’il apprenait l’art qui le conduirait là-bas, l’Île s’éloignait.
Mieux, comme il la voyait non seulement éloignée dans l’espace mais aussi (et à rebours) dans le temps, à partir de ce moment, chaque fois qu’il mentionne cet éloignement, Roberto paraît confondre espace et temps, et écrit « la baie est las trop hier », et « comme
Weitere Kostenlose Bücher