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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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philosophe sait penser à la mort comme à un devoir, qu’il faut accomplir de bonne grâce, et sans peur : tant que nous y sommes, la mort n’est pas encore, et quand la mort vient, nous n’y sommes plus. Pourquoi aurais-je passé tant de temps à disputer de philosophie si aujourd’hui je n’étais pas capable de faire de ma mort le chef-d’œuvre de ma vie ?

    Les forces lui revenaient. Il bénissait sa mère, dont le souvenir lui avait fait abandonner la pensée de la fin. Il ne pouvait en être autrement de celle qui lui avait donné le commencement.
    Il se prit à songer à sa naissance, dont il savait encore moins que de sa mort. On dit que penser aux origines est le propre du philosophe. Il est aisé pour le philosophe de justifier la mort : que l’on doive se précipiter dans les ténèbres est une des choses les plus claires du monde. Ce qui hante le philosophe n’est pas le naturel de la fin, mais le mystère du commencement. Nous pouvons nous désintéresser de l’éternité qui nous suivra, mais nous ne pouvons nous soustraire à l’angoissante énigme de l’éternité qui nous a précédés : l’éternité de la matière ou l’éternité de Dieu ?
    Voilà pourquoi il avait été jeté sur la Daphne , se dit Roberto. Parce que dans ce paisible ermitage il aurait réfléchi à loisir sur la seule énigme qui nous libère de toute appréhension face au non-être, en nous livrant à la stupeur de l’être.

37.
    Dissertations en forme de Paradoxes
sur le mode de penser des Pierres
    Mais combien de temps était-il resté malade ? Des jours, des semaines ? Ou bien entre-temps une tempête s’était-elle abattue sur le navire ? Ou avant même que de rencontrer le Poisson Pierre, pris par la mer ou par son Roman, ne s’était-il pas rendu compte de tout ce qui arrivait autour de lui ? Depuis combien de temps avait-il à ce point perdu le sens des choses ?
    La Daphne était devenue un autre navire. Le pont était sale et les boutes laissaient couler l’eau en se délabrant ; quelques voiles s’étaient défaites et s’effilochaient, pendant aux mâts tels des masques qui lorgneraient ou ricaneraient à travers leurs trous.
    Les oiseaux se lamentaient et Roberto courut aussitôt les soigner. Certains étaient morts. Par chance les plantes avaient poussé, nourries par la pluie et par l’air, et d’aucunes s’étaient insinuées dans les cages, fournissant une pâture à la plupart, et pour les autres les insectes s’étaient multipliés. Les animaux survivants avaient même procréé, et le peu de morts avaient été remplacés par de nombreux vivants.
    L’Île demeurait inchangée ; sauf que pour Roberto, qui avait perdu le masque, elle s’était éloignée, entraînée par les courants. La barbacane, maintenant qu’il la savait défendue par le Poisson Pierre, était devenue infranchissable. Roberto pourrait encore nager, mais seulement par amour de la nage, et en se tenant loin des récifs.
    « O machines humaines, que vous êtes chimériques, murmurait-il. Si l’homme n’est rien autre qu’une ombre, vous êtes une fumée. S’il n’est rien autre qu’un songe, vous êtes des larves. S’il n’est rien autre qu’un zéro, vous êtes des points. S’il n’est rien autre qu’un point, vous êtes des zéros. »
    Tant de vicissitudes, se disait Roberto, pour découvrir que je suis un zéro. Et même davantage réduit à un zéro que je ne l’étais dans l’abandonnement de mon abord. Le naufrage m’avait ébranlé et poussé à combattre pour la vie, à présent je n’ai rien pour quoi combattre et personne à battre. Je suis condamné à un long repos. Je suis ici à contempler non le vide des espaces, mais le mien : d’où ne naîtront qu’ennui, tristesse et désespérance.
    Dans peu non seulement moi, mais la Daphne elle-même ne sera plus. Elle et moi réduits à une chose fossile comme ce corail.
    Car le crâne de corail se trouvait encore là sur le tillac, indemne de la consomption universelle et donc, puisque soustrait à la mort, unique chose vivante.
    La singulière figure redonna vigueur aux pensées de ce naufragé éduqué à ne découvrir des terres nouvelles qu’à travers la lunette d’approche de la parole. Si le corail était chose vive, se dit-il, c’était le seul être véritablement pensant dans un si grand désordre de toute autre pensée. Il ne pouvait que penser sa complexité ordonnée, dont cependant il savait tout, et sans

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