L'Ile du jour d'avant
devrait être le premier devoir du bon chrétien.
Pourquoi n’ai-je jamais pensé à la mort, et à l’ire d’un Dieu riant ? Parce que je suivais les enseignements de mes philosophes, pour lesquels la mort était une nécessité naturelle, et Dieu celui qui dans le désordre des atomes a introduit la Loi qui les compose dans l’harmonie du Cosmos. Et un tel Dieu pouvait-il, maître de géométrie, produire le désordre de l’enfer, fût-ce par justice, et rire de cette subversion de toute subversion ?
Non, Dieu ne rit pas, se disait Roberto. Il cède à la Loi que lui-même a voulue, et qui veut que l’ordre de notre corps se désagrège, comme le mien certainement est déjà en train de se désagréger au milieu de cette désagrégation. Et il voyait les vers près de sa bouche, mais ils n’étaient pas l’effet du délire, des êtres au contraire formés par génération spontanée dans la gadoue des poules, haute lignée de leurs déjections.
Il donnait alors la bienvenue à ces hérauts de la décomposition en comprenant que cette fusion dans la matière visqueuse devait être vécue comme la fin de toute souffrance, en harmonie avec la volonté de la Nature et du Ciel qui l’administre.
Mon attente sera de courte durée, murmurait-il comme dans une prière. En l’espace d’un petit nombre de jours, mon corps, or encore bien composé, ayant changé de couleur deviendra blême tel un pois chiche, ensuite il noircira tout entier de la tête aux pieds et une chaleur sombre le revêtira. Après quoi, il commencera à se tuméfier, et sur ce renflement naîtra une fétide moisissure. Et il faudra peu de temps encore pour que le ventre commence à donner ici un éclatement et là une rupture – par quoi se débondera une pourriture, et on verra çà ondoyer un demi-œil vermineux, là un lambeau de lèvre. Puis dans cette fange s’engendrera quantité de petites mouches et autres animalcules qui se pelotonneront dans mon sang et me dévoreront point par point. Une partie de ces êtres surgira de la poitrine, une autre avec un je ne sais quoi de muqueux coulera des narines ; d’autres, englués dans cette putréfaction, entreront et sortiront par la bouche, et les plus repus regargouilleront en descendant au fond de la gorge… Et cela, tandis que la Daphne deviendra peu à peu le royaume des oiseaux, et que des germes venus de l’Île y feront pousser d’animalesques végétaux, dont mes humeurs cadavériques auront nourri les racines désormais nouées à la sentine. Enfin, quand ma fabrique corporelle entière sera réduite à un pur squelette, au cours des mois et des années – ou peut-être des millénaires – même cet échafaudage lentement se fera pulvérisation d’atomes sur laquelle les vifs marcheront sans comprendre que le globe de la terre dans son entier, ses mers, ses déserts, ses forêts et ses vallées, n’est rien d’autre qu’un vivant cimetière.
Rien de tel pour concilier la guérison qu’un Exercice de la Bonne Mort, qui, en nous rendant résigné, nous rassérène. Ainsi le carme lui avait-il dit un jour, et ainsi en devait-il être, car Roberto éprouva faim et soif. Plus faible que lorsqu’il rêvait de lutter sur le pont, mais moins que lorsqu’il s’était allongé près des poules, il eut la force de boire un œuf. Elles étaient bonnes, les humeurs glaireuses qui lui descendaient dans la gargamelle. Et meilleur encore le suc d’une noix qu’il ouvrit dans les Vivres. Après une si longue méditation sur son corps mort, à présent il faisait mourir dans son corps à rétablir les corps sains auxquels la nature donne chaque jour la vie.
Voilà pourquoi, sauf quelques recommandations du carme, personne à la Grive ne lui avait appris à penser à la mort. Au moment des conversations familiales, presque toujours au dîner et au souper (après que Roberto était revenu d’une de ses explorations de la vieille demeure où il s’était attardé, dans une vaste pièce ombreuse peut-être, à l’odeur des pommes laissées mûrir sur le sol), on ne causait que de la bonté des melons, de la coupe du blé et des espoirs pour les vendanges.
Roberto se rappelait quand sa mère lui enseignait comment il aurait pu vivre heureux et tranquille s’il avait mis à profit toute l’abondance de Dieu que la Grive était à même de lui fournir : « Et il sera bien que tu n’oublies pas de te pourvoir de viande salée de bœuf, de brebis ou mouton, de veau et de
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