L'Ile du jour d'avant
porc, qui se conservent longtemps et sont de grande consommation. Coupe les tranches de viande pas trop grandes, place-les dans un pot avec beaucoup de sel dessus, laisse-les huit jours, ensuite suspends-les aux poutres de la cuisine près de la cheminée, pour qu’elles sèchent à la fumée, et fais-le par temps sec, froid et de tramontane, passé la Saint-Martin, qu’elles se conserveront autant que tu le désires. Puis, en septembre, c’est le tour des oiselets, et les agneaux pour tout l’hiver, en plus des chapons, des vieilles poules, des canards et leurs semblables. Ne déprise pas même l’âne qui se casse une patte, car on en fait des petites saucisses rondes que tu incises au couteau et mets à frire, et c’est un mets de maître. Et pour le Carême, qu’il y ait toujours des champignons, des potages légers, des noix, du raisin, des pommes et tout le reste que Dieu t’envoie. Et toujours pour le Carême, il faudra tenir prêtes des racines et des herbes qui, enfarinées et cuites dans l’huile, sont mieux qu’une lamproie ; et puis tu feras des raviolis ou calissons de Carême, avec pâte à frire faite d’huile, farine, eau de rose, safran et sucre, sans compter un peu de malvoisie, découpés ronds comme des vitres de fenêtre, remplis de chapelure, pommes, fleur de girofle et noix broyées, que tu mettras avec quelques grains de sel à cuire dans le four, et tu mangeras mieux qu’un prieur. Après Pâques viennent les chevreaux, les asperges, les pigeonneaux… Plus tard arrivent les ricottes et le fromage frais. Mais tu devras savoir aussi profiter des petits pois ou des haricots bouillis enfarinés et frits, qui sont tous d’excellents apprêts de la table… Ça, mon fils, si tu vis comme nos vieux ont vécu, ça sera une vie béate et loin de tout souci… »
Voilà, à la Grive on ne tenait pas des propos qui impliquassent mort, jugement, enfer ou paradis. La mort, à Roberto, était apparue à Casal, et c’était en Provence et à Paris qu’il avait été induit à y réfléchir, entre discours vertueux et discours dissolus.
Il est assuré que je mourrai, se disait-il à présent, sinon maintenant à cause du Poisson Pierre, du moins plus tard, tant je vois clairement que je ne sortirai plus de ce vaisseau, dès lors que j’ai perdu – avec la Persona Vitrea – le seul moyen de m’approcher sans dommage de la barbacane. De quelle illusion m’étais-je flatté ? Je serais mort, sans doute plus tard, quand bien même je ne serais pas arrivé sur cette épave. Je suis entré dans la vie, sachant que la loi est d’en sortir. Comme l’avait dit Saint-Savin, on vient faire son personnage, qui plus longtemps, qui plus brièvement, et l’on quitte la scène. J’en ai vu passer beaucoup devant moi, d’autres me verront passer, et donneront à leurs successeurs le même spectacle.
Au reste, qu’il y a eu de temps où je n’étais pas, et qu’il y en aura où je ne serai plus ! J’occupe un bien petit espace dans l’abîme des ans. Ce petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant où il me faudra aller. Je ne suis venu que pour faire nombre. Mon rôle a été si petit que, quand je serais demeuré dans les coulisses, tous n’auraient pas laissé de dire que la comédie était parfaite. C’est comme dans une tempête : les uns se noient aussitôt, d’autres se brisent contre un écueil, d’autres restent sur un ais abandonné aux vagues, mais pas pour longtemps non plus. La vie s’éteint d’elle-même, comme une chandelle qui a consumé sa matière. Et nous devrions nous y être accoutumés, car comme une chandelle nous avons commencé de perdre des atomes dès le premier instant que nous nous sommes allumés.
D’évidence, ce n’est pas une grande sapience que de savoir ces choses, se disait Roberto. Nous devrions les savoir dès l’instant que nous sommes nés. Mais d’habitude nous réfléchissons toujours et seulement sur la mort des autres. Eh oui, nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. Puis vient le moment que l’on pense à la mort quand le mal est nôtre, et alors on s’aperçoit que le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. À moins que l’on n’ait eu de bons maîtres.
J’en ai eu. L’un m’a dit qu’en vérité peu de gens connaissent la mort. On la souffre ordinairement par stupidité ou par coutume, non par résolution. On meurt parce qu’on ne peut faire autrement. Seul le
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