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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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favorablement au moins la fumée de l’encens que nous leur brûlons icy bas ? Ne refusez donc pas mes adorations : puis que vous possédez éminemment la beauté et la splendeur, vous me réduiriez a l’impiété, m’empeschant d’adorer en vostre personne deux des principaux attributs divins… Cela sonne-t-il mieux ainsi ?
    À ce point, Roberto pensait que désormais le seul problème c’était que la Novarese sût lire. Ce bastion surpassé, quoi que ce soit qu’elle eût pu lire, elle en aurait certainement été enivrée, vu qu’il s’enivrait lui mesme à l’écrire.
    — Mon Dieu, dit-il, elle devrait perdre la tête…
    — Elle perdra la tête. Poursuivez. Loin d’avoir esgaré mon cœur quand je vous fis hommage de ma liberté, je me trouve au contraire depuis ce jour-là le cœur beaucoup plus grand : comme s’il n’estoit pas assez d’un pour vous aimer, il s’est tant multiplié qu’il se va reproduisant en toutes mes artères où je le sens palpiter.
    — Oh Dieu…
    — Gardez votre calme. Vous êtes en train de parler d’amour, pas d’aimer. Excusez, Madame, la fureur d’un desesperé ; ou plutost ne vous en donnez pas la peine : il es innoüy que les Souverains ayent jamais du rendre compte de la mort de leurs esclaves. Oh ouy, je dois estimer mon sort digne d’envie, d’avoir mérité que vous prissiez la peine de causer sa ruine : car du moins si vous daignez me haïr, ce sera un témoignage que je ne vous estois point indifférent. Ainsi la mort, dont vous croyez me punir, me sera cause de joye. Ouy la mort : si amour est comprendre que deux âmes ont été créées pour estre unies, quand l’une sent que l’autre ne sent pas, elle ne peut que mourir. De quoy – mon corps encor vivant et pour peu encor-mon âme s’en départant, vous mande la nouvelle.
    — … s’en départant vous mande ?
    — La nouvelle.
    — Laissez-moi prendre souffle. J’ai la tête qui s’échauffe…
    — Maîtrisez-vous. Ne confondez pas l’amour avec l’art.
    — Mais moi je l’aime ! Je l’aime, vous comprenez ?
    — Moi pas. C’est pour cela que vous vous en êtes remis à moi. Écrivez sans penser à elle. Pensez, voyons, à Monsieur de Toyras…
    — Je vous en prie !
    — Ne prenez pas cet air-là. C’est un bel homme au demeurant. Mais écrivez. Madame…
    — De nouveau ?
    — De nouveau. Madame, je suis en outre prédestiné à mourir aveugle. N’avez-vous pas faict deux alambics de mes yeux, par où vous avez trouvé l’invention de distiller ma vie ? Et comment se faict-il que, plus mes yeux tirent d’humide de mon cœur, plus il brûle ? Peut-estre mon père ne forma pas mon corps du mesme argile dont celuy du premier homme fut composé, mais qu’il le tailla d’une pierre de chaux puis que l’eau que je repans me consomme. Et comment se fait-il que, consommé, je vive, trouvant de nouvelles larmes pour me consommer encor ?
    — N’est-ce point exagérer ?
    — Dans les occasions grandioses, grandiose doit être aussi la pensée.
    Maintenant Roberto ne protestait plus. Il lui semblait être devenu la Novarese et éprouver ce qu’elle aurait dû éprouver en lisant ces pages. Saint-Savin dictait.
    — Vous laissastes en mon cœur, lorsque vous l’abandonnastes, une insolente qui est votre image et qui se vante d’avoir sur moy la puissance de vie et de mort. Et vous vous estes éloignée de moy comme les Souverains s’esloignent de la place où l’on execute les criminels de peur d’estre importunés de leur grâce. Que mon ame et mon amour se partagent en deux purs soûpirs, quand je mourray, je conjureray à l’Agonie afin que celuy de mon amour parte le dernier, et j’aurai accompli – comme ultime don – le miracle dont vous devrez estre fiere, qu’au moins un instant vous serez ancor souspirée par un corps desja mort.
    — Mort. Fini ?
    — Non, laissez-moi penser, il y faut une formule qui contienne une pointe…
    — Quoi une pique ?
    — Oui, un acte de l’intellect qui paraisse exprimer la correspondance inouïe entre deux objets, au-delà de toutes nos convictions, en sorte que dans ce plaisant jeu de l’esprit se perde heureusement toute considération pour la substance des choses.
    — Je ne comprends pas…
    — Vous comprendrez. Voilà : renversons pour l’instant le sens de l’appel, de fait vous n’êtes pas encore mort, donnons-lui la possibilité de voler au secours de ce mourant. Écrivez.

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