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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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vision ; il avait interrogé les paysans, il avait su que la jeune fille s’appelait, selon les uns, Anna Maria Novarese, Francesca selon d’autres, et dans une auberge on lui dit qu’elle avait vingt ans, qu’elle venait de la campagne environnante, qu’elle avait une liaison avec un soldat français. « L’est brave la Francesca, l’est ben brave », disaient-ils avec des sourires entendus, et son aimée apparut à Roberto de plus en plus désirable pour avoir été une fois encore adulée par ces allusions licencieuses.

    Quelques soirs après, comme il passait devant une maison, il l’aperçut dans une pièce sombre du rez-de-chaussée. Elle était assise à la fenêtre pour cueillir une brise qui allégeait à peine la touffeur montferrine, éclairée par une lampe invisible de l’extérieur et posée près du rebord. De prime abord il ne l’avait pas reconnue parce que la belle chevelure était enroulée sur sa tête, et il n’en pendait que deux mèches à ses oreilles. Seul son visage un peu incliné se pouvait apercevoir, un seul très pur ovale, perlé de quelques gouttes de sueur, qui semblait la seule vraie lampe dans cette pénombre.
    Sur une petite table basse un travail de couture l’occupait, où elle fixait ses regards, si bien qu’elle n’aperçut pas le jeune homme qui s’était rétracté pour la lorgner de biais, se tapissant contre le mur. Avec le cœur qui martelait dans sa poitrine, Roberto voyait sa lèvre ombrée d’un duvet blond. Soudain, elle avait levé une main plus lumineuse encore que son visage, pour porter à sa bouche un fil sombre : elle l’avait introduit entre ses lèvres rouges découvrant ses blanches dents et l’avait coupé d’un coup, d’un mouvement de gentille bête féroce, tout en souriant, heureuse de sa douce cruauté.
    Roberto aurait pu attendre pendant la nuit entière, alors qu’il respirait à peine de crainte d’être découvert et de l’ardeur qui le glaçait. Mais après un court moment la jeune fille éteignit la lampe, la vision se dissipa.
    Il était passé par cette rue les jours suivants, sans plus la voir, sauf une seule fois, mais il n’en était pas sûr car elle se trouvait, si c’était elle, assise, tête penchée, le col nu et couleur de rose, une cascade de cheveux lui couvrant le visage. Une matrone se tenait dans son dos, naviguant sur ces vagues léonines avec un peigne de bergère, et, par moments, elle l’abandonnait pour saisir des doigts un petit animal fugitif que ses ongles faisaient claquer d’un coup sec.
    Roberto, qui n’était pas novice aux rites de l’épouillage, en découvrait cependant pour la première fois la beauté, et il imaginait pouvoir poser les mains dans ces flots de soie, presser le bout de ses doigts sur cette nuque, baiser ces sillons, détruire lui-même ces troupeaux de mirmidons qui les polluaient.
    Il dut s’éloigner de cet enchantement lorsque survint dans la rue de la racaille tapageuse, et ce fut la dernière fois que cette fenêtre lui réserva d’amoureuses visions.
    D’autres après-midi et d’autres soirs il y aperçut encore la matrone, et une autre jeune fille, mais pas elle. Il en conclut que ce n’était pas là sa maison, mais celle d’une parente chez qui elle ne s’était rendue que pour faire quelques travaux. Où elle pouvait être, durant de longs jours il ne le sut plus.

    Comme la langueur amoureuse est une liqueur bachique qui prend davantage de corps si elle est décuvée dans les oreilles d’un ami, Roberto n’avait pas réussi à cacher son état à Saint-Savin, alors qu’il parcourait infructueusement Casal et maigrissait dans sa quête. Il le lui avait révélé par vanité car tout amant se pare de la beauté de l’aimée et de cette beauté il est certainement certain.
    « Eh bien, aimez, avait négligemment réagi Saint-Savin. Ce n’est pas chose neuve. Il paraît que les humains s’en amusent, à la différence des animaux.
    — Les animaux n’aiment pas ?
    — Non, les machines simples n’aiment pas. Que font les roues d’un chariot le long d’une pente ? Elles roulent vers le bas. La machine est un poids, et le poids pend, et il dépend du besoin aveugle qui le pousse à la descente. Ainsi de l’animal : il pend vers la copulation et ne s’apaise tant qu’il ne l’obtient pas.
    — Mais ne m’avez-vous pas dit hier que les hommes aussi sont des machines ?
    — Oui, mais la machine humaine est plus complexe que la

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