L'Ile du jour d'avant
minérale et que l’animale, et elle se satisfait d’un mouvement oscillatoire.
— Et alors ?
— Alors vous aimez et donc vous désirez et ne désirez pas. L’amour rend ennemi de soi-même. Vous craignez que le but atteint vous ne soyez déçu. Vous vous délectez in limine , comme disent les théologiens, vous jouissez du retard.
— Ce n’est pas vrai, moi je… je la veux tout de suite !
— S’il en allait ainsi, vous seriez encore et seulement un paysan. Mais vous avez de l’esprit. Si vous la vouliez, vous l’auriez déjà prise et vous seriez une brute. Non, vous voulez que votre désir s’enflamme et qu’en même temps s’enflamme aussi le sien. Si le sien s’enflammait au point de l’induire à vous céder tout de suite, il est probable que vous ne la voudriez plus. L’amour prospère dans l’attente. L’Attente va marchant à travers les champs spacieux du Temps vers l’Occasion.
— Mais que fais-je pendant ce temps ?
— Courtisez-la.
— Mais… elle ne sait encore rien, et je dois vous avouer que j’ai des difficultés pour l’approcher…
— Écrivez-lui une lettre et dites-lui votre amour.
— Mais je n’ai jamais écrit de lettres d’amour ! Et même j’ai honte de le dire : je n’ai jamais écrit de lettres.
— Quand la nature fait défaut, adressons-nous à l’art. Je vous la dicterai moi. Un gentilhomme se complaît souvent à coucher par écrit des lettres pour une dame qu’il n’a jamais vue, et je ne suis pas en reste. N’aimant point, je sais parler d’amour mieux que vous, rendu muet d’amour.
— Mais je crois que chaque personne aime de façon différente… Cela serait un artifice.
— Si vous lui révéliez votre amour avec l’accent de la sincérité, vous auriez l’air maladroit.
— Mais je lui dirais la vérité…
— La vérité est une jeunette aussi belle que pudique et pour cela elle sort toujours enveloppée dans son manteau.
— Mais moi je veux lui dire mon amour, pas celui que vous décririez vous !
— Eh bien, pour être cru, feignez. Il n’est de perfection sans la splendeur de la machination.
— Mais elle comprendrait que la lettre ne parle pas d’elle.
— N’ayez crainte. Elle croira que tout ce que je vous dicte a été conçu à sa mesure. Allez, asseyez-vous et écrivez. Laissez-moi seulement trouver l’inspiration.
Saint-Savin évoluait à travers la chambre comme si, dit Roberto, il mimait le vol d’une abeille qui revient à la gaufre. Il dansait presque, les yeux errants, comme s’il devait lire en l’air ce message, qui n’existait pas encore. Puis il commença.
— Madame…
— Madame ?
— Et que voudriez-vous lui dire ? Peut-être : eh toi, petite pute casaloise ?
— Puta de los franceses, ne put se retenir de murmurer Roberto, effrayé que Saint-Savin par jeu se fût tant approché, sinon de la vérité, du moins de la calomnie.
— Qu’avez-vous dit ?
— Rien. Entendu. Madame. Et ensuite ?
— Madame, dans l’admirable architecture de l’Univers, c’estoit une nécessité écrite dès le jour natal de la Création du monde, que je vous visse, vous connusse et vous aimasse. Mais dès la première ligne de ceste lettre je sens desja que mon âme se répand si loin de moi qu’elle aura abandonné mes lèvres et ma plume auparavant que j’aye fini.
— … fini. Mais je ne sais si ce sera compréhensible à…
— Le vrai est d’autant plus apprécié qu’il sera hérissé de difficultés, et la révélation d’autant plus estimée qu’elle nous aura beaucoup coûté. Alors disons… Madame…
— Encore ?
— Oui. Madame, pour une personne aussi belle qu’Alcidiane, il vous falloit sans doute, comme à cette Héroïne, une demeure inexpugnable. Je crois que par enchantement vous fûtes transportée ailleurs et que vostre province est devenue une seconde Isle Flottante que le vent de mes soupirs fait reculer à mesure que j’essaye d’en approcher, province des Antipodes, terre que les glaces empeschent d’aborder. Je vous vois perplexe, la Grive : cela vous semble-t-il encore médiocre ?
— Non, c’est que… je dirais le contraire.
— N’ayez crainte, dit Saint-Savin se méprenant, les contrepoints de contraires ne manqueront pas. Poursuivons. Peut-estre vos grâces vous donnent-elles le droit de rester aussi lointaine qu’il convient aux Dieux. Mais ne sçavez-vous point peut-estre que les Dieux reçoivent
Weitere Kostenlose Bücher