L’impératrice lève le masque
bon.
— C’est ça, votre chien ?
Le commissaire s’agenouilla, prit appui des deux mains sur le rebord en pierre, se pencha et regarda au-dessous de lui. Le colonel Pergen n’avait ni coulé ni été emporté par le reflux de la mer. Sans le savoir, ils avaient en effet jeté son corps dans une barque percée et attachée au mur de soutènement.
Le cadavre était tombé dos contre la toletière de sorte que la tête, les épaules et la gorge tranchée émergeaient. Le bras droit qui s’était dégagé du drap pendant la chute était ballotté à la surface de l’eau. On aurait dit que le colonel faisait signe de la main. Le monocle fixé à un ruban passé autour de son cou et la moustache taillée avec soin lui donnait un air martial malgré sa tenue. Cela ressemblait à la dépouille d’un officier en civil – ce qui n’était pas franchement étonnant.
Avant même que le canon ne lui touchât la tempe, Tron sentit le revolver du sous-lieutenant dirigé vers lui :
— Couchez-vous ! Tous les deux !
Un coup de pied le plaqua au sol. Le soldat qui l’avait frappé lui tira les bras dans le dos et les attacha. Puis le commissaire entendit le sous-lieutenant donner des ordres à ses hommes. Il préférait sans doute demander du renfort pour le transport du cadavre et des deux prisonniers.
52
— Donc, monsieur Tron, vous prétendez avoir découvert le corps du colonel Pergen vers quatre heures devant votre palais au moment où vous sortiez avec M. Da Ponte faire une dernière promenade. Et pour éviter qu’on établisse un lien entre le crime et votre famille, vous avez décidé de jeter le cadavre dans le rio di San Zan Degolà. C’est bien cela ?
Tron secoua la tête.
— Non, pas le jeter à l’eau ! Nous voulions le déposer sur la riva di Biasio. Mais quand les soldats sont arrivés, nous avons paniqué.
Le commissaire scruta le visage impassible de l’autre côté du bureau. Il se demanda si le lieutenant Bruck le croirait. Le militaire avait une barbe châtain foncé taillée avec le plus grand soin à la manière de François-Joseph. Bien qu’il n’eût sans doute pas plus de trente ans, la calvitie avait déjà commencé à attaquer le devant de son crâne. Il n’y restait plus qu’une mèche aussi grasse qu’une part de polenta frite. Ses dents étaient petites et ses lèvres rouge vif, arrondies comme celles d’une femme. La vue de cette bouche féminine au milieu d’une barbe d’empereur coupée avec une pédante maniaquerie avait quelque chose de répugnant.
Tron et Alessandro étaient restés presque une heure allongés dans la neige. Peu avant six heures, deux douzaines de soldats les avaient enfin conduits au palais des Doges où on les avait séparés après avoir contrôlé leurs papiers. Le lieutenant Bruck était arrivé peu avant huit heures et avait aussitôt commencé l’interrogatoire. Puis il s’était absenté et avait repris à onze heures. Il était maintenant presque midi et Tron avait l’impression que les questions se répétaient. Ils se trouvaient dans un abominable bureau dont l’ameublement se limitait à des casiers et à un lavabo sale sur lequel était posé un petit miroir couvert de taches.
Tron avait raconté la version dont il avait convenu avec Alessandro pendant qu’ils attendaient les soldats, couchés à plat ventre dans la neige, à savoir qu’ils avaient trouvé le corps du colonel sur le ramo 1 Tron et qu’ils voulaient juste le porter quelques centaines de mètres plus loin.
Si le lieutenant Bruck croyait à cette version, il pourrait signer le procès-verbal de son interrogatoire dans deux heures tout au plus et quitter le palais des Doges en liberté – provisoire –, ce qui était indispensable. Car en admettant que l’impératrice ait raison, la princesse de Montalcino était désormais en danger de mort. Il ne restait plus qu’elle, aux yeux de Haslinger, qui sût ce qui s’était passé sur l’ Archiduc Sigmund . Il fallait absolument la prévenir aussi vite que possible. Le commissaire entendit les cloches du Campanile, suivies du coup de canon de l’île Saint-George. Il était midi.
À ce moment-là, le lieutenant se pencha sur la feuille de papier ministre posée devant lui. La mèche de cheveux gras dérapa sur son crâne dégarni.
— Vous considériez donc comme de votre devoir d’empêcher que le crime soit mis en rapport avec votre bal masqué ?
Il approuva d’un geste de la tête.
— Nous voulions
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