L’impératrice lève le masque
qu’il avait ressentie dans le creux de l’estomac au moment où son petit doigt avait frôlé celui de la jeune femme. Non seulement elle n’avait pas retiré sa main, mais elle l’avait même, pendant l’entracte, posée une petite minute sur son bras. À ce moment-là, les picotements dans le ventre de Tron étaient devenus si forts qu’il avait eu du mal à parler.
Autour d’eux, une douzaine de personnes attendait aussi. Les bateaux munis de petites lampes à huile fixées sur la proue bloquaient la moitié du rio et s’agglutinaient devant le ponton. Le commissaire se demanda quel chaos il devait régner à l’époque où la plupart des spectateurs venaient en gondoles…
Il ne s’attendait pas à ce que la princesse lui propose de le ramener chez lui et n’avait pas non plus l’intention de l’en prier. Il ne fallait pas précipiter les choses. Il lui suffisait qu’elle l’ait pris par le bras comme si c’était une évidence – d’un geste naturel, tout à fait dénué de coquetterie. Ils se turent tous les deux pendant un moment. Tron se laissa aller à l’illusion qu’ils se connaissaient depuis longtemps.
— Commissaire ?
Tron dégagea à contrecœur son bras passé sous celui de la princesse et se retourna. Juste derrière eux se tenait un couple d’Anglais, et juste derrière ceux-ci un homme élégant vêtu d’une queue-de-pie – celui qui l’avait appelé. Il s’agissait de Haslinger, le visage rayonnant. Il avait levé la main droite et faisait signe à Tron en pianotant dans le vide comme s’il faisait des gammes. Il poussa les Anglais.
— Commissaire ! répéta-t-il, si fort que Tron eut l’impression que tous les regards se tournaient vers eux.
Comme la princesse s’était également retournée, le commissaire fut bien obligé de faire les présentations. Elle tendit la main – comme à regret, nota Tron – et l’ingénieur autrichien, galant, se pencha sur ses doigts pour y déposer un baiser.
Le regard tourné vers la princesse, le commissaire dit :
— M. Haslinger était lui aussi à bord de l’ Archiduc Sigmund .
— Je sais, déclara-t-elle d’un ton sec.
Et elle ajouta en se tournant vers lui :
— Vous avez quitté le restaurant au moment où j’y entrais.
Quelque chose sembla le troubler. Son regard s’était arrêté sur la princesse et il balançait la tête, la mine pensive.
— Se peut-il que nous nous soyons déjà rencontrés, princesse ?
— Bien entendu, répondit-elle avec un sourire pincé. Sur le paquebot !
Elle le dévisagea avec une expression que Tron ne parvenait pas à interpréter. L’Autrichien secouait toujours la tête.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je suis désolé, mais je ne vous ai pas aperçue sur le bateau.
Il se tut et fronça les sourcils.
— Venez-vous souvent à Vienne ?
— Non, c’est rare.
— Dans ce cas…
Haslinger n’acheva pas sa phrase. Il se contenta de hausser les épaules d’un air résigné. Mais soudain, il sembla très pressé de prendre congé.
— Depuis combien de temps le connaissez-vous ? voulut savoir la princesse lorsqu’il se fut évanoui dans la foule.
— Depuis hier. Nous nous sommes rencontrés par hasard. C’est le neveu de Spaur. Par malheur, la nuit du crime, il s’est couché avec une double dose de laudanum et ne s’est réveillé qu’à Venise.
— Il n’a donc pu vous être d’aucune aide ?
La princesse l’observait de son regard perçant.
— Non, reconnut-il. Il n’a rien entendu. Pas même la tempête.
Il la vit ouvrir la bouche comme si elle voulait faire une objection, puis la refermer sans avoir rien dit. Quand sa gondole se présenta, elle tendit la main pour lui dire adieu :
— Je serai de retour dimanche. Vous pourriez venir me raconter ce que vous aurez appris par Moosbrugger ?
Elle retint sa main dans la sienne un peu plus longtemps que nécessaire – du moins fut-ce son impression.
— À quatre heures, comme l’autre jour ? demanda-t-il.
La princesse avait déjà posé un pied dans le bateau et ne put qu’acquiescer d’un mouvement de la tête. Ensuite, Tron suivit des yeux sa gondole qui se faufilait entre les embarcations jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière le ponte della Fenice.
1 - Fourche soutenant la rame. ( N.d.T. )
25
Élisabeth met une seconde pour reconnaître qu’il s’agit de trois chasseurs croates et deux secondes supplémentaires pour identifier leurs grades. Celui qui l’a abordée
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