L’impératrice lève le masque
Fabbrica Nuova. À nouveau, elle suit comme une enfant le motif du pavement, deux pas à gauche, trois à droite. Elle doit se faire violence pour ne pas se mettre à sautiller.
Elle rentre peu avant dix heures. Les deux sergents qui montent la garde devant l’entrée lui font signe d’un geste nonchalant de s’adresser au sous-lieutenant qui fume et lit le Giornale di Verona assis à une table dans un bureau. Lorsqu’il aperçoit la signature de l’impératrice au bas du laissez-passer, l’officier bondit de son siège et claque des talons – comme Kovac. Il ne devrait pas être difficile de rencontrer l’ordonnance de Pergen, elle en est maintenant sûre. Demain, Mlle Wastl a son jour de congé et la comtesse Hohenembs, en vérité impératrice d’Autriche, ira s’entretenir avec le fiancé de sa femme de chambre.
26
La comtesse Tron était assise dans la cuisine de son palais et essayait en vain d’oublier le froid qui montait du sol. Il passait à travers les semelles de ses pantoufles en feutre, lui remontait dans le dos comme un jet d’eau glacée et redescendait jusque dans ses doigts. Elle portait une robe de chambre râpée, un châle en laine et un bonnet de nuit. Dans la main, elle tenait un faire-part en papier presque aussi dur que du carton, marqué dans le coin en haut à gauche aux armes de la famille Morosini.
Sur la table devant elle se trouvaient une assiette avec un reste de gâteau au chocolat, une bouteille de liqueur et un verre. Une demi-heure auparavant, elle s’était réveillée et avait dû admettre qu’il était à peine minuit passé. Elle n’avait pas réussi à se rendormir, sans savoir si cela tenait à l’invitation qu’elle avait reçue ou aux accès de boulimie auxquels elle était parfois sujette en pleine nuit.
Elle respira profondément et tenta de lever les pieds sur la chaise, comme elle le faisait jeune fille. Mais elle n’y parvint pas. Avec un soupir, elle posa sur la table la feuille qu’elle tenait toujours dans la main.
« Un million de florins d’or… » pensa-t-elle.
Elle saisit la bouteille, remplit le verre à ras bord et le vida d’un trait. Elle répéta l’opération deux fois avant d’expirer et de s’appuyer à nouveau contre le dossier. Son regard tomba sur le mur en face d’elle et elle examina l’enduit qui s’effritait, les taches d’humidité sur le sol et la vitre cassée qu’on avait tant bien que mal remplacée par une planche en bois.
— Un million de florins d’or… répéta-t-elle tout bas.
Puis elle sortit les cartes du tiroir et commença une patience.
Lorsque son fils rentra, peu avant minuit et demi, la comtesse ne lui jeta qu’un regard furtif.
— Anzolo Morosini se marie en mai, annonça-t-elle sans quitter des yeux sa réussite. Avec une jeune Américaine originaire de… euh… Bos…
— Boston. Sur la côte est.
Tron s’était assis et avait entrepris d’ôter ses gants blancs.
— C’est l’invitation ?
Sans rien dire, la comtesse fit glisser le faire-part sur la table. Le texte était rédigé en italien et en anglais.
— Tu comptes accepter ?
— C’est déjà fait. En notre nom à nous deux.
— Je n’ai jamais eu grand-chose en commun avec Anzolo Morosini.
— Vos grands-pères étaient amis.
— C’est du passé, tout ça ! Pourquoi épouse-t-il une Américaine ?
— Un million de florins d’or.
— Pardon ?
La comtesse sourit avec amertume.
— C’est le montant de la dot.
— Ils vont pouvoir réparer leur toit avec ça !
— Pas seulement leur toit. Tout – depuis les fondations jusqu’aux fenêtres. Morosini ne va plus être obligé d’enseigner le latin au séminaire patriarcal et ils n’auront plus besoin de louer.
— Où veux-tu en venir ?
La comtesse jeta à son fils un regard de dépit.
— Il faut vivre avec son temps, Alvise. Il y a le chemin de fer, l’éclairage au gaz, le télégraphe et les bateaux à vapeur.
Elle prit son verre à liqueur.
— On ne se marie plus entre soi aujourd’hui ! De toute façon, c’est mauvais de se limiter toujours aux mêmes trente familles pendant huit siècles. Cela dégé…
— Dégénère.
— C’est cela. Ça donne des fronts fuyants, des gueules-de-loup et des doigts palmés. Ce n’est pas responsable. Voudrais-tu que ta fille ait un bec-de-lièvre ?
— Bien sûr que non.
La comtesse l’approuva d’un geste satisfait.
— Tu vois ? Donc, il pourrait être intéressant d’épouser une
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