L’impératrice lève le masque
yeux et l’étudie à la lueur de la lune. Sissi peut alors observer l’effet que produit sur les grades inférieurs de l’armée la vue inattendue du blason de l’empereur. Tout d’abord, l’officier lève les sourcils, puis le désarroi se peint sur son visage, et enfin, ses traits expriment une franche consternation.
— Comtesse Hohenembs ?
Élisabeth fait de mauvaise grâce un signe de la tête ; la question est superflue puisque son nom figure sur les papiers qu’il vient de lire.
— Son Excellence est reçue au palais royal ?
— En effet, confirme-t-elle. Comme vous voyez, Sa Majesté a signé en personne ce laissez-passer. Comment vous appelez-vous, lieutenant ?
— Kovac, Excellence. Du deuxième régiment des chasseurs croates.
— Pourriez-vous me dire ce que tout cela signifie, lieutenant Kovac ?
— Le commandant de place nous a ordonné de redoubler de vigilance autour du palais, Excellence.
— Y a-t-il une raison particulière ?
— Non, Excellence. Il n’est pas rare que les mesures de sécurité soient modifiées. Pour lutter contre les effets négatifs de la routine.
— Je comprends.
Kovac, qui gigote de plus en plus, semble maintenant pressé de quitter les lieux de cette erreur. Sur un signe de leur supérieur, les deux sergents ont quitté leur poste de part et d’autre de la prétendue comtesse et s’apprêtent à partir. Mais le sous-lieutenant Kovac a encore quelque chose sur le cœur :
— Son Excellence va-t-elle rapporter à Son Altesse Sérénissime que…
Élisabeth lui coupe la parole et lui adresse un sourire chaleureux et bienveillant :
— Vous n’avez fait que votre devoir, lieutenant.
Alors, Kovac sourit à son tour. Puis il claque des talons, salue et bat en retraite. Élisabeth suit du regard les militaires qui sortent du parc et s’éloignent sur la rive. Leurs silhouettes se mêlent bientôt à celle d’un homme qui tient un chien en laisse et, une fois qu’ils sont au ponte della Zecca, elle les perd de vue.
Un homme charmant, ce Kovac, pense-t-elle en sortant à son tour du parc et en claquant des pieds sur le pavé de la promenade pour faire tomber la neige qui colle à ses bottes. Certes, on ne peut pas dire que ce soit un élégant séducteur, pas un Casanova, mais au moins, c’est un homme qui prend à cœur son devoir, prêt à courir des risques pour sauver la vie de son impératrice, et qui ne craint pas, quand cela lui paraît nécessaire, de procéder avec sang-froid à une arrestation nocturne.
Avant tout, il sait qu’à Venise, cela se fait, pour un officier de l’armée autrichienne, d’aborder les dames – le cas échéant de manière peu conventionnelle. Tout à coup, elle se trouve ridicule d’avoir cru, ne serait-ce qu’un instant, que Kovac voulait l’arrêter pour de bon. Il désirait juste faire sa connaissance !
Il a dû l’observer, cela ne fait pas de doute, la voir déambuler entre la Piazzetta et le ponte della Paglia, et à coup sûr, il a noté que personne ne lui adressait la parole. À quelle distance s’est-il approché d’elle sans qu’elle s’en aperçoive ? Vraisemblablement assez près pour constater une ressemblance entre elle et lui, en particulier au niveau de la mâchoire, et cela a dû le rendre fou. Peut-être lui rappelait-elle sa mère croate ?
Alors, quand il l’a vue près du ponte della Zecca, il l’a suivie en compagnie de ses hommes et il est passé à l’action. Non pour l’emmener au poste (après coup, il lui paraît vraiment grotesque de l’avoir cru), mais pour entamer la conversation et se convaincre de son innocence avant de renvoyer les deux sergents. La fameuse méthode Kovac ! Un peu brutale peut-être, mais en tout cas efficace. Élisabeth ignore où tout cela peut bien mener, mais elle sait que les chemins de l’amour sont souvent tortueux et que tous les coups sont permis. Il a dû être choqué en apprenant qu’elle était l’hôte de l’impératrice et, sur le moment, il ne lui restait évidemment plus qu’à interrompre l’opération aussi vite que possible.
« C’est étonnant, pense-t-elle en se dirigeant vers le palais royal et en effrayant quelques pigeons sur son passage, que tout paraisse limpide a posteriori – et que ce qui semblait trouble sous le coup de la panique s’avère au bout du compte anodin. »
Elle a retrouvé la légèreté qu’elle ressentait tout à l’heure (quand était-ce ? il y a une heure ? deux ?) à la sortie de la
Weitere Kostenlose Bücher