L’impératrice lève le masque
tempête.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De mes dettes de jeu. Zorzi n’était pas disposé à attendre plus longtemps. Nous avions convenu que je viendrais au casino dès ma descente de bateau.
— Et le conseiller vous a donné l’argent ?
— Au restaurant, il s’y était encore refusé. Mais dans la cabine, il a fini par signer un mandat. Ensuite, il s’est senti si mal qu’il a dû s’allonger. Quelques minutes plus tard, il a arrêté de respirer, et juste après, son cœur a cessé de battre. Qu’aurais-je pu faire pour lui ? Pourquoi aurais-je dû déranger le commandant pendant la nuit ? J’ai donc pris le mandat, poursuivit Grillparzer, et je suis revenu dans ma cabine pour essayer de dormir – autant que ce fût possible dans ces circonstances.
Il était difficile de savoir s’il parlait du décès ou de la tempête. Ou même de la joie de pouvoir rembourser ses dettes.
— Pourquoi vous êtes-vous querellé avec le colonel Pergen au casino ?
— Le colonel pensait que j’avais les documents, mais j’ai réussi à le convaincre que ce n’était pas le cas.
— Comment expliquez-vous les balles dans la tempe de votre oncle ? Qui pourrait avoir intérêt à tirer sur un mort ?
— Je suis bien incapable de vous le dire.
— Et la jeune femme dans la cabine ?
— C’est une énigme supplémentaire. Du point de vue érotique, mon oncle était plutôt…
Il s’éclaircit la gorge et chercha le mot juste pendant un instant. Puis il ajouta : — … plutôt un ascète.
Tron s’obstina.
— Il faut donc qu’un autre passager l’ait introduite dans la cabine.
Il repensa à la discussion qu’il avait eue à La Fenice avec la princesse – qui ne croyait pas que le sous-lieutenant fût le meurtrier de la jeune femme.
— Quelqu’un l’a tuée, suggéra Grillparzer, et l’a ensuite déposée sur la couche du conseiller.
— Un client de Moosbrugger ? dit Tron.
Le militaire leva les yeux. Le commissaire se doutait de ce qu’il allait dire. Grillparzer murmura : — Peut-être l’assassin de Moosbrugger ?
Il avait lancé cette phrase comme on joue un atout. L’enquêteur capta son regard. Il avait le sentiment que l’autre avait découvert toutes ses cartes.
— Et qu’est-ce que je fais de vous, maintenant ?
Grillparzer haussa les épaules.
— Peut-être me laisseriez-vous partir si je vous confiais quelque chose que même Pergen ne sait pas.
Quoi ? Il avait encore un joker dans la manche ? Tron se pencha vers lui.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— La véritable adresse de Moosbrugger.
— Ici ?
Grillparzer secoua la tête.
— Non, à Trieste. Il vivait avec une femme. Une Mme Schmitz. Au 4 via Bramante. C’est là que se trouvent toutes ses affaires.
— D’où tenez-vous cette information ?
— D’un ancien steward de l’ Archiduc Sigmund .
Grillparzer se cala sur sa chaise.
— Moosbrugger avait un carnet dans lequel il inscrivait le nom de tous ses clients.
— J’en ai entendu parler.
— Eh bien, maintenant, vous savez où il se trouve.
Tron se leva et s’approcha de la fenêtre à barreaux. Il n’était même pas encore deux heures et il faisait déjà presque nuit. On apercevait à peine la silhouette du palais Pisani-Moretta de l’autre côté. Une gondole qui passait devant le ponton fut prise dans la vague de proue d’un voilier chargé de bois à brûler qui venait du Rialto. Tron ne put s’empêcher de songer à l’article de la Gazzetta di Venezia qui prédisait que, bientôt, les bateaux à vapeur remonteraient le Canalazzo – comme les voitures à cheval les rues de Vienne ou de Paris. La vague de proue des vaporetti signifierait sans aucun doute la fin des gondoles. Tron se retourna.
— Vous pouvez y aller, lieutenant.
Une demi-heure plus tard, le docteur Lionardo fit son entrée. Il portait un chapeau noir à large bord et une longue pèlerine blanche qui lui descendait jusqu’aux chevilles, un accoutrement qui faisait penser aux tenues des prêtres. Son manteau flottait théâtralement derrière lui. Il tendit la main à Tron, radieux.
— Les crimes se multiplient ces derniers temps, vous ne trouvez pas ? Où est notre cadavre ?
Le commissaire n’avait encore jamais eu l’impression que la vue d’un mort déprimait le médecin – au contraire. La dépouille de Moosbrugger le ravit. Il posa sa mallette en cuir et s’agenouilla avec souplesse tout en sifflotant un air de La Traviata .
— Une belle
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