l'incendie de Rome
clients. Ils les installaient où ils pouvaient sur des tabourets et leur dextérité était telle que, bien que sans cesse bousculés par les uns et par les autres, ils accomplissaient leur travail sans causer la moindre égratignure.
Au sein de ce va-et-vient, on ne voyait pas d’attelage ou presque. Depuis un décret de Jules César, la circulation des véhicules était interdite le jour, sauf pour ceux qui convoyaient des matériaux de construction, car on ne pouvait bâtir qu’à la lumière. Les embouteillages, à Rome, avaient lieu la nuit. Mais, malgré cette mesure indispensable, la circulation se faisait mal. Quelquefois, il fallait rester un bon moment sur place avant d’avancer. Outre les piétons, les litières et autres chaises à porteurs disputaient la place aux carrioles des entrepreneurs en bâtiment. Là, c’était une élégante véhiculée par ses esclaves nubiens, noirs comme l’ébène, qui réclamaient le passage à grands cris ; là-bas, c’était un enterrement : une forme recouverte d’un drap allait sur un brancard, suivie de porteurs de torches, de joueurs de flûte et de pleureuses aux cheveux couverts de cendres.
Tel était le quotidien des Romains, tel était le cadre dans lequel Lucius Gemellus menait ses enquêtes. C’était au milieu de cette bousculade et de ce vacarme qu’il interrogeait les uns et les autres et, chaque fois qu’il s’y plongeait, il avait l’impression d’y puiser des forces… Il arriva au bas de la rue qui descendait le Palatin et déboucha dans l’étroite plaine qui s’étendait entre cette colline et l’Aventin. Là se dressait le Circus Maximus, la plus grande installation sportive de l’Empire, qui pouvait accueillir sur ses gradins deux cent cinquante mille spectateurs. Ses alentours abritaient de nombreux commerces, presque exclusivement de tissus ou d’huile, parmi lesquels la boutique des parents de Lucius.
Ce n’était jamais sans émotion qu’il revenait sur les lieux où il avait passé la quasi-totalité de sa vie et où il avait vu le jour. La petite échoppe, encadrée par deux boutiques de vêtements, faisait face au Circus Maximus, qui la dominait de toute sa masse. On ne pouvait pas dire que l’endroit était spacieux. Le magasin lui-même occupait le rez-de-chaussée, avec une arrière-salle qui servait à la fois de salle à manger et d’entrepôt. Deux petites chambres avaient été bâties au-dessus, c’était tout.
Lucius ne tarda pas à apercevoir ses parents qui s’affairaient à leur commerce. Son père et sa mère se ressemblaient. Ils avaient la même rondeur physique, qui correspondait à leur caractère. Romains de pure souche, ils étaient l’un et l’autre d’un naturel jovial et cette heureuse disposition était le meilleur atout pour vendre leur marchandise. Or ce n’était pas facile : la concurrence était acharnée, des dizaines de commerçants en huile se pressaient dans un rayon de quelques centaines de pas. Mais le couple Gemellus savait s’y prendre. Tous deux avaient autant de bonhomie que de faconde et ils s’étaient répartis les clients : lui s’occupait des hommes et elle des femmes. Le père de Lucius avait la plaisanterie facile et quelquefois un peu leste, ce dont il n’avait pas honte, car, comme il avait l’habitude de le dire : « Quand on vend de l’huile, on peut faire de temps à autre une plaisanterie grasse. » Son épouse faisait semblant de ne pas entendre ses propos osés, tandis qu’elle était elle-même en conversation avec ses clientes. Elle avait un talent incontestable pour la cuisine, dont elle avait hérité de sa propre mère. Elle connaissait mille recettes pour accommoder à l’huile les mets les plus divers, cela se savait et attirait vers la boutique nombre de maîtresses de maison ou de domestiques en charge des repas. Bref, les Gemellus étaient connus dans tout le quartier et bien au-delà. On venait même du Palatin pour s’approvisionner chez eux.
Lorsqu’ils aperçurent leur fils, ils abandonnèrent un instant leurs jarres et leurs amphores pour aller l’accueillir. Il y avait longtemps qu’ils ne l’avaient pas vu et ils manifestèrent leur contentement par de grandes embrassades. M. Gemellus fit à Lucius les remontrances habituelles, lui demandant, sur le ton de la plaisanterie, ce qu’il attendait pour que César fasse d’eux leur fournisseur
Weitere Kostenlose Bücher