L'inconnu de l'Élysée
fait :
« Ça ne présente pas d'intérêt particulier. Cette idée – probablement de Chastel – m'avait séduit. Je ne l'ai pas trouvée à moi tout seul. Mais peut-être l'ai-je inventée, après tout ? C'était un gros travail. Je me suis lancé là-dedans. Et j'ai été nommé par je ne sais qui à la Commission de l'inventaire. Probablement évoqué par des gens très intelligents, très cultivés, ce concept d'inventaire restait une idée générale, car, comme toujours, il n'y avait pas d'esprit de suite sur le plan administratif. Le premier acte militant pour que cela ne reste pas une idée en l'air, c'est sans doute moi qui l'ai posé… »
C'est à cette époque que Jacques Chirac fait la connaissance d'André Malraux, ministre de la Culture. Il a continué à le rencontrer alors que lui-même était au cabinet de Georges Pompidou, puis comme secrétaire d'État. Impossible d'obtenir de plus amples précisions tant le président paraît fâché avec les dates : « Je déjeunais avec lui tous les quinze jours, chez Lasserre. Nous avions des disputes épouvantables sur l'art asiatique. Je lui disais qu'il n'y connaissait rien. Le patron de Lasserre 1 pourrait vous parler de ces disputes, de nos éclats de voix. Quand ça criait trop fort, il venait vers moi et me disait : “Doucement, doucement, vous êtes le plus jeune…” J'avais une immense admiration pour Malraux, mais je le considérais comme un fumiste sur l'art asiatique ! “Comment pouvez-vous dire que vous aimez l'art asiatique alors que vous n'avez pas hésité à arracher les têtes de Banteay Srei et à voler des statuettes ?” lui lançais-je. Ces remarques le plongeaient dans une fureur noire, mais ne mettaient pas fin pour autant à nos déjeuners. Je crois qu'il aimait bien, en définitive, que je lui tienne tête. Son Musée imaginaire ne vaut pas tripette… Il s'y connaissait mieux en art africain… C'était un homme extrêmement intelligent, un esprit très rapide… » Dans ces points de suspension, il faut entendre autant de critiques off (« parce que ça ne sert à rien de cracher sur les tombes »). Ces vives réserves ne semblent cependant pas avoir entamé l'admiration de Chirac pour Malraux : « C'était le seul personnage qui, assis à la droite du général de Gaulle pendant les conseils des ministres, s'endormait avec élégance sans que le Général lui dise rien…
– Pourquoi de Gaulle était-il si fasciné par lui ?
– Parce que c'était le fou du roi. Il l'amusait. Les fous du roi étaient des gens très intelligents, en général très cultivés, ayant beaucoup d'esprit. On a conservé d'eux l'image de gens ridicules, qui multipliaient des pitreries ; ce n'est pas du tout cela… C'étaient des gens drôles, qui délassaient le monarque. Malraux est bien l'incarnation, au sens noble, du fou du roi. De Gaulle était content, il l'écoutait. Malraux le distrayait. Il était intelligent, on le disait très cultivé. Il racontait plein de choses passionnantes. Il avait réussi à se promouvoir colonel en 1944, ce qui suppose un certain sens des opportunités… »
Dans ces confidences de Jacques Chirac, jamais n'est apparu le fait que l'auteur des Conquérants l'avait lui aussi fasciné, ni qu'il avait lu tous ses livres, lesquels garnissaient sa bibliothèque. C'est Bernadette Chirac, sa mémoire de secours, qui me l'a révélé : « Dès le début de notre rencontre, il me parlait tout le temps de Malraux qu'il admirait beaucoup. Il me parlait énormément de la guerre d'Espagne… Si bien que je lui ai offert Les Voix du silence , que je lui ai dédicacé le 27 février 1954 : À Jacques Chirac… car le silence est d'or. Bernadette… Quand, le soir, je le voyais secoué de tics, je savais qu'il avait déjeuné avec Malraux… »
Le président a quelques livres dédicacés par l'écrivain lui-même. Ainsi, sur la page de garde de La Métamorphose des Dieux , peut-on lire : « L'artiste n'est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. » Quant aux Antimémoires , ils n'ont eu droit qu'à un sobre « Pour Jean [ sic ] Chirac, en amical souvenir. » De même le président garde-t-il précieusement les cartes de vœux adressées par Malraux.
Avec l'âge, il est resté fidèle à son héros de jeunesse, même si, sous l'influence de Mme Claude Pompidou, il a pris quelque distance avec certains pans de son œuvre et de son action. À la mort de l'écrivain, il avait signé,
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