L'inconnu de l'Élysée
toujours de ce voyage en Chine où m'accompagna, entre autres, une journaliste connue. L'avion décolle. Les Guides bleus venaient de publier leur dernier volume consacré à la Chine et le directeur de la collection m'en avait envoyé un exemplaire. À bord, je prends donc ce Guide bleu et entreprends de lire la partie “Histoire”, que je trouve d'ailleurs bien faite… Huit jours après sort un article de cette journaliste bien connue : “Ce Chirac, quel fumiste ! Il a parlé de la Chine, eh bien moi, je peux vous le dire, parce que j'en ai été témoin, il avait appris dans le Guide bleu tout ce qu'il a pu débiter : c'est tout ce qu'il savait sur la Chine…” Je me suis dit : voilà la meilleure ! [Et de rire à gorge déployée…] Je n'ai pas démenti, je n'ai rien dit. C'est vrai que je n'ai jamais cherché à démentir quoi que ce soit… Au reste, ça ne m'a fait aucune peine. [Et de continuer à ponctuer ses propos de grands éclats de rire, comme s'il était ravi, a posteriori , d'avoir joué un bon tour à ces journalistes qu'il prend lui aussi, en retour, pour des analphabètes…]
– Cela vous laissait une certaine marge de manœuvre… ?
– J'étais au fond très content que cette journaliste m'ait traité de “fumiste” [Rire].
– Vous étiez content parce que ce qui vous importe, au fond de vous-même, c'est le fait que personne ne pourra vous confisquer l'émotion que vous ressentez devant la Kudara Kannon ?
– [Nouveaux rires.] Ah ça, c'est sûr… Personne ne viendra troubler cette émotion-là…
– J'ai rencontré des gens qui m'ont décrit comme vous pouviez paraître en dehors du monde quand vous contempliez certaines œuvres, au musée Guimet ou ailleurs…Vous pouvez laisser tout le monde en rade, comme si vous éprouviez un véritable choc esthétique…
– Il y a du vrai, il y a du vrai…
– Je voudrais revenir à votre discours sur Malraux. Vous en souvenez-vous, vous rappelez-vous y avoir particulièrement travaillé ?
– Je ne m'en souviens pas. Ce que je peux vous dire, en revanche, c'est que j'y ai sans doute particulièrement travaillé, parce que c'était Malraux. Je portais sur lui, je vous l'ai dit, un jugement quelque peu hétérodoxe, parce qu'il y avait dans sa vie des choses qui m'avaient profondément choqué. J'avais de l'admiration pour le clown extraordinaire qu'il était, mais aller couper des têtes à Banteay Srei et les ramener, ce n'était pas pardonnable…
– Même si vous pensiez que c'était, lui, un fumiste, sa démarche, consistant à tirer entre les arts un fil invisible, vous intéressait ?
– Bien entendu… Ce que je peux vous dire, c'est que j'ai dû beaucoup travailler ce discours, parce que c'était Malraux, parce que je ne voulais pas être injuste, mais aussi parce que c'était l'occasion de faire passer quelque chose…
– … qui vous intéressait au plus profond de vous-même ?
– Absolument. Ça, c'est tout à fait exact. La seule nuance que j'apporterais, c'est que je ne suis pas un admirateur inconditionnel de Malraux…
– C'est pour cette raison que je parle de projection personnelle dans votre discours. Pourtant, même en tenant compte de vos réserves sur le personnage, je crois que le côté aventurier, chez lui, vous plaisait ?
– Sans doute.
– Je vais plus loin : son engagement dans la guerre d'Espagne a manifestement été un épisode qui vous a intéressé ?
– Sans aucun doute. Avec cette manière qu'il avait de… Je vous ai raconté cette histoire : “J'étais sur le Guadalquivir…” ?
– Non.
– C'est une merveilleuse histoire… J'étais à l'époque au cabinet de Pompidou. On était à la veille d'élections, il y avait alors de grandes réunions publiques. Un jour, une de ces réunions devait être présidée par Malraux pour soutenir les candidats de la majorité d'alors, et je me suis retrouvé dans ses bagages… C'était à Saint-Denis. Il y avait là de quatre à cinq mille personnes. Juste avant notre arrivée, la gendarmerie nous appelle : le préfet nous fait dire que les communistes sont venus à deux trains entiers – de Marseille, je crois –, ont chassé les autres et occupé la salle. Il fallait décider de ce qu'on faisait. Malraux a dit : “On y va !” On débarque donc à la réunion. On se fait huer, huer comme jamais par une foule de quatre à cinq mille communistes déchaînés. Vous savez, j'ai l'habitude des salles de ce
Weitere Kostenlose Bücher