L'inconnu de l'Élysée
connaissez ? Vous l'avez lue ? »
Une fois de plus, je perçois, à sa mimique, que Jacques Chirac ne comprend pas comment on peut vivre sans avoir lu et relu cette œuvre majeure.
« C'est un merveilleux livre », conclut-il pour enfoncer le clou.
Je me suis évidemment procuré La Négresse blonde . Avant d'essayer de tirer quelques menus enseignements d'une telle passion pour un tel livre, je ne résiste pas à l'envie de citer un bref passage que le président de la République non seulement appréciait, mais pouvait encore réciter par cœur :
Quand j'atteignis 15 ans, le Cid Campeador,
Pour m'offrir sa tueuse et ses éperons d'or,
Sortit de son tombeau ; d'une voix surhumaine :
« Ami, veux-tu coucher, dit-il, avec Chimène ? »
Moi, je lui répondis « Zut ! » et « Bran ! » Par façon
De divertissement, d'un coup d'estramaçon
J'éventrai l'Empereur ; puis je châtrai le Pape
Et son grand moutardier : je dérobai sa chape
D'or, sa tiare d'or et son grand ostensoir
D'or pareil au soleil vermeil dans l'or du soir !
Des cardinaux traînaient mon char à quatre pattes,
Et je gravis ainsi, sept fois, les monts Karpathes.
Je dis au Padishah : « Vous n'êtes qu'un faquin ! »
Pour ma couche le fils de l'Amorabaquin
M'offrit ses trente sœurs et ses quatre-vingts femmes,
Et je me suis grisé de voluptés infâmes
Parmi les icoglans du grand Kaïmakan !
…………………………………………
Matagrabolisant le pleutre qui me rase,
Me souciant très peu que l'on m'approuve ou non
Et laissant aux châtrés l'exsangue périphrase,
Eh bien oui ! j'ai nommé la Merde par son nom !
Fourest a aussi parodié les écoles littéraires et les grands classiques (Corneille, Hugo…), et c'est probablement une des raisons qui l'ont fait aimer de Jacques Chirac. L'anticonformisme de cet avocat natif de Limoges, menant apparemment une vie rangée, avait tout pour séduire un garçon qui avait pris le contrepied culturel de son milieu.
Provincial mais voyageur, poète, ami des peintres, Carco était aussi un bourgeois qui, le soir venu, traînait dans les quartiers chauds pour en tirer l'inspiration de Jésus la Caille ou de Prison de femme , entre une centaine d'autres œuvres…
Pour avoir une connaissance plus précise des livres que Jacques Chirac aime à prendre en main, feuilleter, regarder, lire, l'idéal aurait été d'entrer dans sa bibliothèque, mais celle-ci et sa chambre ne font qu'un. Intime est donc le cabinet de lecture du président. Je sais néanmoins qu'il a gardé intactes la chambre décorée par Jean-Michel Wilmotte et l'antichambre dallée noire, décorée par Philippe Starck et dans laquelle François Mitterrand se plaisait à travailler quand il souhaitait n'être pas dérangé. L'esprit de François Mitterrand rôde toujours à l'Élysée, avec la complicité des Chirac. Depuis l'Élysée, pour ses derniers vœux, il avait déclaré aux Français : « Là où je serai, je resterai avec vous. » Il est resté dans ce palais plus qu'ailleurs. Mais, sur la table ronde de la pièce noire, livres et dossiers ont été remplacés par de petits objets inuits et de menus cadeaux faits par Laurence à son père. Dans la chambre elle-même, à part les œuvres de Baudelaire et certains titres de Jean d'Ormesson, François Mitterrand n'aurait sans doute pas aimé être enfermé ou malade avec les ouvrages de son successeur pour seuls compagnons.
Les livres de Chirac, à quelques exceptions près, sont en harmonie avec les objets de son bureau et avec sa serviette noire. D'abord les exceptions. Celle, peu surprenante : tout ce que le général de Gaulle a écrit s'y trouve – certains livres y figurent même en plusieurs éditions. Plus surprenantes : toute la collection des livres de la Pléiade, Verlaine, les romans de Gide, six tomes de Paul Éluard dans une jolie reliure, le Dictionnaire abrégé du surréalisme de Paul Éluard et André Breton, un livre sur les rapports entre Paul Éluard et Max Ernst, les œuvres complètes de Saint-Exupéry, plusieurs anthologies de la poésie française, dont évidemment celle de Georges Pompidou, quelques livres qui appartenaient à ce dernier, les fables de La Fontaine, le Catalogue raisonné de l'œuvre peint de Nicolas de Staël, Amers de Saint-John Perse, quelques dizaines de romans policiers.
Tout le reste de la bibliothèque est consacré aux origines de l'humanité, à l'archéologie, aux
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